Pièce en deux actes de Robert Dhéry
Musique de Gérard Calvi
Danses de Colette Brosset
Lyrics de André Mahieux
Décors et costumes de Jacques Dupont



 

Théâtre des Variétés, octobre 1962. Chaque soir, une troupe de comédiens et danseurs reçoit un triomphe après plus d'une heure trente de spectacle. Parmi les trente et une personnes sur scène, un comédien se démarque tant il occupe la scène, virevolte, gesticule, fulmine. Son uniforme de douanier - prémices du personnage de Cruchot - lui sied à merveille. Cette troupe, c'est celle des Branquignols. Ce comédien, c'est Louis de Funès. Cette pièce, c'est "La Grosse Valse" dont les rares archives qui nous sont parvenues contrastent avec l'incroyable succès qu'elle a connu lorsqu'elle a été jouée. Et c'est cette aventure formidable que nous allons vous évoquer, grâce à la presse de l'époque et aux témoignages que nous avons recueillis auprès des comédiens Michèle Frascoli, Roger Lumont, Patrick Préjean, Bernard Lavalette, Carlo Nell, Michel Modo, Guy Bertil, Robert Destain et Christian Marin. Que ces personnes, charmantes et sympathiques, qui nous ont confié leurs souvenirs soient chaleureusement remerciées.

 

Une revue sur les boulevards

aaaaaaa "La Grosse Valse" est avant tout un pari audacieux. A une époque où triomphe le vaudeville sur les Boulevards, les dirigeants des Variétés osent programmer une revue théâtrale, genre qui n'est plus guère en vogue. Seul Robert Dhéry, spécialiste du genre, pouvait convaincre de monter un projet aussi fou dans l'un des plus beaux théâtres parisiens. Les directeurs des Variétés lui accordent toute leur confiance, conscients que Dhéry représente une véritable référence en la matière. Avec sa troupe les Branquignols, une nouvelle forme de rire s'est imposée. C'est à la fois le comique par l'absurde, la loufoquerie dans la catastrophe, allègrement inspirée des acteurs burlesques anglophones Buster Keaton, Harold Lloyd, les Marx Brothers et bien sûr Charlie Chaplin. En outre, Dhéry ressent le besoin de proposer un nouveau spectacle aux Parisiens. En effet, sa troupe s'est éloignée plusieurs mois de la capitale pour jouer "Les Plumes de ma tante" à Londres (devant la Reine d'Angleterre !) et à Broadway. Enfin, Dhéry a carte blanche pour se laisser entraîner par son esprit farfelu et fantaisiste car il est devenu "bankable". Quelques mois plus tôt, sa joyeuse comédie "La Belle Américaine" a attiré 4,1 millions de spectateurs dans les salles obscures. Quoi qu'il en soit, les directeurs de l'établissement osent investir quinze millions de francs dans cet ambitieux projet.

 

Naissance d'un projet

aaaaaaa Plusieurs pistes aident à comprendre comment est née cette comédie poétique et farfelue. D'après les souvenirs confiés à Caroline Alexander, Robert Dhéry aurait imaginé ce spectacle dans un aéroport aux Etats-Unis, vaste pays où il assurait la promotion de son film "La Belle Américaine" au début de l'année 1962.

 

Robert Dhéry à l'entrée du village familial dans l'Yonne (collection F&J)

 

aaaaaaa Bloqué par un trafic perturbé, il passe le temps en observant les passagers et le personnel qui l'entourent. "Dans ma tête, dit-il, des gags s'accrochaient les uns aux autres, comme les wagons d'un train. A Rochester (Etats-Unis), où nous présentions pour la énième fois notre "Belle", j'eus la vision de notre locomotive : Louis de Funès. Les circonstances m'aidèrent. Nous étions bloqués par la neige. Aucun avion ne décollait. Coincé durant trois jours, je laissais vagabonder mes souvenirs et mes désirs. Je me rappelais un vœu exprimé par Louis un soir de spleen. "Mon rêve, ce serait de danser et chanter dans une comédie musicale." J'étais encore tout imbibé de mes pèlerinages forcés : des paniers, des valises… valise… valse… Une grosse valise… Un petit monsieur sur une malle qui s'envolerait vers les cintres avec de la zizique à trois temps, des hôtesses de l'air danseuses, des douaniers, des sketches pour voyageurs imaginaires et des refrains qu'on siffle ensuite dans sa salle de bains… En pleine nuit je secouais Colette : "J'ai trouvé, ça s'appellera la Grosse Valse !"

aaaaaaa Pour Dhéry, il restait à écrire sa pièce et… à convaincre Louis de Funès. La légende raconte que le comédien a été prévenu par un télégramme de Dhéry lorsqu'il jouait Oscar au Palais-Royal avec le succès que l'on connaît. Dhéry se souvient : "Au moment où je songeais à lui, le producteur de la pièce le suppliait de ne pas abandonner la poule aux œufs d'or. J'expédiais un télégramme qui tomba à l'heure où les comédiens se préparaient à entrer en scène. Le producteur téléphona à Louis, dans sa loge :
- J'ai un télégramme pour vous.
- Pas le temps. Ouvrez et lisez.
- Idée comédie musicale pour toi. Ne signe rien pour l'hiver. Amitiés. Dhéry.
Pauvre producteur !
"

aaaaaaa Cette anecdote, si amusante soit-elle, est vraisemblablement fausse. En effet, nous avons vu que Dhéry a imaginé le spectacle de "La Grosse Valse" lorsqu'il parcourait les Etats-Unis pour présenter son film "La Belle Américaine". Son film, sorti le 29 septembre 1961 en France, fut exploité dans les cinémas d'outre Atlantique trois mois plus tard, dès le 17 décembre. Or, de Funès joua "Oscar" au Théâtre de la Porte Saint Martin jusqu'au mois de juillet 1961 et n'était à l'affiche d'aucun théâtre au cours de l'hiver 1961-1962. De plus, en octobre 1962, Paris-Match affirme que "c'est au mois de janvier dernier que Dhéry télégraphia à de Funès pour lui faire part de son projet". En conséquence, cette genèse, relatée dans de nombreuses biographies depuis 1978, ne correspond pas à la réalité. Néanmoins, il est fort probable que de Funès reçut la proposition de Dhéry à son domicile alors qu'il réfléchissait sur l'éventuelle reprise de "Oscar" à la rentrée 1962. La situation cocasse relatée par Dhéry provient probablement de l'imagination débordante de Dhéry et de Funès, jamais à cours de gags pour s'étonner mutuellement.

 

A l'aube du vedettariat

aaaaaaa En 1962, s'il est connu de la profession et par les plus grands cinéphiles pour quelques rôles remarquables dans "La Traversée de Paris" et les pièces de théâtre "Ah ! Les belles Bacchantes" et "Oscar", Louis de Funès n'est pas encore une énorme vedette du cinéma français au même titre que Bourvil, Fernandel ou Gabin. Le comédien Robert Destain, qui figurait dans la troupe, reconnaissait : "Louis tenait le rôle principal de la pièce car il commençait à devenir très connu, à une époque où il avait déjà joué " Oscar". Incontestablement, de Funès se forge alors une solide renommée dans les théâtres parisiens, conforté par le succès commercial de "Oscar" un an plus tôt.

aaaaaaa Pour le cinéma, les choses s'avèrent un peu plus compliquées. S'ils reconnaissent que ses performances sont extraordinaires le temps d'une scène, les grands producteurs comme Robert Dorfmann ou Alain Poiré hésitent à lui confier un rôle principal. Aussi, lorsqu'il entame les répétitions de la pièce, ses plus "grands" films restent "Comme un cheveu sur la soupe" de Maurice Regamey (1956) et " Ni Vu ni connu" d'Yves Robert (1957). Peu après, de Funès s'est vu accorder quelques premiers rôles dans quelques films de série B signés André Hunebelle et Jean Bastia, dont les succès artistiques et commerciaux ne sont guère probants.

aaaaaaa Néanmoins, au cours de l'année 1963, alors qu'il joue chaque soir aux Variétés, il tourne sans cesse, pour son ami Georges Lautner ("Des Pissenlits par la racine") ou sous la direction de Jacques Poitrenaud ("Une Souris chez les hommes") Enfin, deux films doivent marquer le début d'une fructueuse collaboration avec le metteur en scène Jean Girault. Il s'agit de "Pouic Pouic" et "Faites Sauter la banque", sorti au début de l'année 1964. A cette époque, ses journées sont épuisantes.

 

Louis de Funès dans "Faites sauter la banque" avec Michel Dancourt et Alix Mahieux, tourné fin 1963.
A cette époque, le comédien tourne la journée et se rend au théâtre des Variétés le soir.

 

aaaaaaa Cependant, lorsqu'il rejoint le Théâtre des Variétés en fin de journée, de Funès ne semble pas s'exprimer sur ses autres activités professionnelles. La comédienne Michèle Frascoli témoigne : "Très honnêtement, s'il s'est senti fatigué certains soirs, cela ne s'est jamais vu. Vous savez, lorsqu'il arrivait, il se rendait dans sa loge, nous le voyions en coulisse un peu avant le spectacle. Lorsqu'il était sur scène, c'était de la folie et, une fois le spectacle terminé, il ne s'attardait pas. Sa femme venait le chercher et il rentrait chez lui. Ce n'était pas dans ses habitudes d'aller boire un verre avec les comédiens après la représentation." Par ailleurs, Michel Tureau, Anne Doat et Alix Mahieux - qui ont tourné dans "Faites sauter la banque" - n'ont aucun souvenir d'une éventuelle discussion avec le comédien à propos de "La Grosse Valse".

 

Constitution d'une équipe et répétitions

aaaaaaa Si certains Branquignols sont logiquement invités à rejoindre la pièce (Pierre Tornade, Robert Burnier ou encore Robert Destain), d'autres membres de la troupe passent une audition en mars 1962 devant Robert Dhéry, Colette Brosset et les directeurs du théâtre. C'est le cas de la jeune Michèle Frascoli, danseuse à l'opéra de Paris puis au Lido, qui se présente au Théâtre des Variétés. "L'écriture de la pièce devait déjà être assez avancée et Louis de Funès disponible pour tenir le rôle phare car le Théâtre des Variétés était réservé pour la troupe. A l'audition, il fallait danser et chanter. Je ne me rappelle plus de ma prestation mais ce que j'ai fait sur scène a plu au jury. Ses membres m'ont posé plusieurs questions concernant ma formation et mes disponibilités et, rapidement, j'ai appris que j'étais engagée. Ce qui est assez amusant dans l'histoire, c'est que j'ai laissé un très bon salaire au Lido pour accepter un cachet beaucoup plus maigre dans la troupe de Dhéry. Mais cela en a valu la peine ! D'autres danseuses et comédiens ont aussi été engagés sur audition, nous avons finalement formé une équipe de 31 membres." De jeunes duettistes, qui ont déjà un peu travaillé avec Dhéry, sont également engagés, il s'agit de Grosso et Modo. C'est sur ce spectacle qu'ils débuteront une fructueuse collaboration avec Louis de Funès pendant vingt ans (dont la série du "Gendarme" et "L'Avare").

 

 

aaaaaaa Les comédiens - parfois des amateurs comme Christian Le Guillochet qui a démissionné de son travail pour intégrer la troupe - entrent en scène à plusieurs reprises pour interpréter quinze à vingt rôles ! Ainsi, Roger Lumont se souvient qu'il avait "16 entrées à faire durant la pièce dont beaucoup face à De Funès". Michèle Frascoli se trouve dans le même cas de figure : "Au total, je devais probablement cumuler dix à quinze personnages, à la fois comme danseuse et comédienne. J'intervenais dans presque toutes les scènes." Bertrand Dicale rapporte que le décorateur Jacques Dupont a dessiné treize décors et cent deux costumes pour quatre-vingt-dix-sept rôles !

aaaaaaa Selon Roger Lumont, "le spectacle était au départ plus un simple synopsis qu'une pièce aboutie. Louis a beaucoup travaillé et discuté pour la faire évoluer et il la faisait encore progresser chaque soir mais au départ je pense qu'il n'y avait qu'une base peu développée." Colette Brosset confirme la complicité qui existe de longue date entre le comédien Funès et le metteur en scène Dhéry : "Il y avait entre eux des choses exceptionnelles que l'on n'a pas toujours sues. Par exemple, ils parlaient ensemble loin de nous tous et ils pleuraient de rire. On ne savait jamais pourquoi. Puis ils revenaient tous les deux, très sévères, le visage fermé et disaient " Allez, au travail".

aaaaaaa Le journaliste Honoré Bostel va dans le même sens lorsqu'il écrit pour Paris-Match que "On n'est jamais prêt au théâtre. Les machinistes encombrent le plateau des Variétés […]. Un monsieur très digne et très important arrive, c'est le préposé de la Maison Bertrand, comme dit Robert Dhéry : "un marchand de poils" Il apporte 80 perruques. Il y en a de toutes les formes : poil de carotte, ou en forme d'ananas." Par ailleurs, il semblerait que la première représentation ait été reportée à plusieurs reprises

aaaaaaa Les jours qui précèdent la Générale, Louis de Funès va boire un verre au tabac du passage des Panoramas, sans avoir enlevé son uniforme de douanier, en sifflant l'un des morceaux du spectacle composé par Gérard Calvi, "Bon comme la douane". Il explique au journaliste : "J'aime jouer des rôles où je peux me mettre dans la peau d'un personnage qui cause du tracas à ses semblables. […] Ainsi je peux rendre comique ceux qui ennuient l'humanité comme par plaisir."

aaaaaaa Les répétitions ont débuté au mois de mai 1962, elles s'enchaînent inlassablement jusqu'à la Générale qui a lieu le 15 octobre. Louis de Funès endosse le rôle principal d'une pièce pour la seconde fois de sa carrière, après "Oscar". Nul doute qu'il espère obtenir le même succès auprès du public…

 

La vedette du spectacle

aaaaaaa Trente et un artistes composent la troupe, mais le personnage déterminant est joué par Louis de Funès, dont le rôle ne peut pas être tenu par un autre comédien. Roger Lumont se souvient de son rôle de douanier : "J'avais l'intelligence de faire des gags marchepieds pour De Funès. Je savais que je pouvais faire rire mais il fallait aussi que cela lui serve, derrière il pouvait renchérir. C'est pourquoi il m'appréciait, me défendait lorsque Dhéry venait me dire quelque chose. Il l'interrompait en lui disant "Stop, lui il est très bien !". A cette époque nous apportions tous des petits trucs, notamment Grosso et Modo qui étaient de véritables gagmen." Il confirme que, tout en pouvant étoffer leurs rôles, les comédiens respectaient leur position de faire-valoir pour De Funès. "La pièce était une véritable machine écrite pour De Funès. Sans lui elle n'aurait pas existé. Tous les comédiens engagés savaient que nous étions là pour lui servir la soupe et ce n'était en rien péjoratif, au contraire ce fût un tel honneur et plaisir ! Certains ont pu s'en plaindre mais comme l'ont dit au poker " Put Up or Shut Up ! ". Vous acceptiez votre cachet et vous faisiez votre travail consciencieusement."

 

Au fil des mois, les Variétés ont réédité le programme de leur saison 1962-1963 puis 1963-1964. Celui de gauche, imprimé pour les premières représentations, offre une photo Harcourt de Louis de Funès. Celui de droite, daté de décembre 1963, contient la photographie officielle du spectacle.

 

aaaaaaa Cependant, De Funès n'en profite pas pour tirer à lui la couverture. Michèle Frascoli confirme qu' "il n'en avait pas besoin car, dès le départ, il tenait le personnage principal. La vedette du spectacle c'était lui, indiscutablement. Même Robert et Colette qui étaient de grands acteurs lui servaient la soupe et, lorsqu'ils sont tous les deux partis, ils ont été remplacés. Mais de Funès n'aurait pas pu être remplacé dans le rôle du douanier. Malgré tout, il restait très simple et correct, sans prendre la grosse tête."

 

Un scénario loufoque et burlesque

aaaaaaa La grosse valse, c'est en réalité l'histoire d'une grosse valise que Robert Dhéry et sa bande présentent à la douane d'Orly. De Funès, dont le personnage se nomme Roussel, joue le douanier méfiant et zélé, refusant de laisser passer un bagage aussi énorme. L'objectif des passagers est donc de tout tenter pour tromper la vigilance du douanier et de pouvoir passer avec la valise.

aaaaaaa Sur l'avant-scène, un tapi roulant déroule un flot continu de valises, autant de planques pour ramener des produits illicites ou non déclarés. Rien n'échappe à la vigilance de Roussel et de ses hommes : vêtements, parfums, armes, bijoux… Lorsque la valise gigantesque du passager anglo-saxon Monsieur Darling (Robert Dhéry) fait son entrée, c'est la stupéfaction pour les douaniers. Ebahi par les dimensions du bagage, Roussel soupçonne aussitôt Darling. Sa grosse valise ne passera la douane qu'après une fouille minutieuse. Et au cours du spectacle, la valise ne cesse de s'ouvrir pour laisser place à des situations fantaisistes, cocasses, surréalistes. Un scénario qui permet à Dhéry d'évoluer dans son style fétiche : le comique de situation.

 

 

aaaaaaa Michèle Frascoli rappelle que "la troupe était divisée en deux équipes : l'équipe "valise", à laquelle j'appartenais, et l'équipe "douaniers/aéroport". Mais, pour la plupart des scènes, certains parmi nous passaient dans l'autre équipe afin de jouer le personnel de l'aéroport. A l'exception des grands rôles comme ceux de De Funès, Dhéry, Brosset ou Tornade, nous jouions tous plusieurs personnages et entrions à plusieurs reprises sur scène. Une fois une scène terminée, nous nous changions en vitesse dans une grande pièce en coulisse pour retourner aussitôt sur scène." Robert Dhéry considérait sa pièce comme une véritable entrée des artistes, ce que confirme Michèle Frascoli : "la pièce était interprétée par des comédiens ambulants et aurait pu être jouée dans un cirque." Pour Honoré Bostel, la pièce est "une arrivée ininterrompue sur la scène de personnages cocasses aux prises avec des accessoires, ou des instruments de musique dont ils se servent avec plus ou moins de bonheur".

aaaaaaa Au fil du spectacle, le douanier de Funès se prend d'affection pour les passagers à la grosse valise. Si bien qu'à la fin du spectacle, après en avoir vu de toutes les couleurs, il décide de partir avec eux !

 

Lever de rideau

aaaaaaa Depuis le triomphe avec "Oscar" à la Porte Saint-Martin, de Funès sait que ses épaules portent le poids d'une pièce et sont garantes du succès de "La Grosse Valse". Méticuleux et professionnel, il se concentre longuement chaque soir avant le lever de rideau. "Louis était un acteur rempli de trac, se souvient Roger Lumont. Je m'arrangeais toujours pour me promener sur la scène une demi-heure avant le lever du rideau. Pour parler franchement je l'arpentais en long et en large en pissant de peur et qui est ce que je croisais ? De Funès ! Nous en profitions pour bavarder et c'est au cours de ces discussions qu'il m'apprit énormément de choses dont l'importance du timing. Il me disait qu'il l'avait lui-même hérité de Carette. Il m'a aussi appris à parfois sacrifier deux ou trois petits gags afin de mieux faire fonctionner celui qui venait après."

aaaaaaa Comme à son habitude, de Funès est professionnellement sérieux, exigeant et angoissé. André Badin rapporte que "quand nous parlions du métier et de son travail, cela devenait plus sérieux, et je trouvais là un homme absolument passionné. A mon avis, je crois que c'est le mot exact pour qualifier de Funès : passionné. Et quand on est passionné, on va à fond, on ne s'arrête plus et cette passion devient un grand amour. Louis aimait la comédie mais pas n'importe comment. Avec exigence, voulant tout comprendre, connaître le pourquoi et le comment des choses, le début et la finalité d'un gag. Il mettait parfois beaucoup de temps avant de le mettre au point (ce que font tous les grands comiques), mais le résultat est là."

aaaaaaa En coulisse, la tension est à son comble à quelques instants du lever de rideau, exécuté par le comédien Christian Le Guillochet. Dans ses souvenirs, il se souvient que, le soir de la Générale, "tout le monde était blanc, vert". Pétri de traque, Robert Dhéry a revêtu ses grandes godasses de clown, il touche du bois avant d'entrer en scène ! Louis de Funès, concentré, vérifie une dernière fois son costume qu'il ajuste.

 

 

aaaaaaa Aux premières notes jouées par Gérard Calvi et son orchestre qui se trouvent au fond de l'orchestre, c'est un spectacle de plus d'une heure trente que la troupe doit présenter à un public exigeant. Pour de Funès, la satisfaction du spectateur, qui a payé sa place, est un objectif à atteindre chaque soir, quelque soit l'énergie à fournir. Roger Lumont atteste que le comédien "était toujours dans son jeu, il se mettait dans des états invraisemblables. Vous le croisiez avant en coulisses en sentant toute son énergie, il bouillonnait. Il avait un trop grand respect pour le public car il savait que c'est lui qui lui permettait de manger à la fin du mois. Chaque soir il réalisait un véritable marathon surhumain. Je n'ai jamais connu cela chez d'autres acteurs. […] Il a mis en jeu sa vie pour satisfaire le public. Parfois au bout de quelques minutes il disait " Ils sont durs ce soir " et alors nous savions qu'il allait laisser deux litres de sueur de plus là où d'autres se seraient contentés de s'économiser. Et un quart d'heure après toute la salle lui mangeait dans la main."

aaaaaaa Sur scène, si la représentation demande beaucoup d'énergie et de concentration, l'ambiance n'en demeure pas moins au beau fixe. Car de Funès est heureux dans son uniforme, au point de partager son bonheur avec ses partenaires. André Badin confirme le plaisir que de Funès éprouve aux Variétés : "Je crois très sincèrement et sans mettre en cause son immense talent à l'écran comme à la scène, que j'ai plus ri avec lui dans ces moments de pause sur les plateaux ou dans sa loge au théâtre qu'en le voyant dans ses rôles. Car dans ces moments-là, nous n'étions que nous eux. Louis était plus détendu et nous nous amusions à déconner (excusez l'expression) sur différents sujets et nous nous payions de franches rigolades."

aaaaaaa Heureux, de Funès n'hésite pas à surprendre ses partenaires, chaque soir un peu plus. Ainsi, en arrivant en fin d'après-midi au théâtre, de Funès trouvait Grosso et Modo à qui il disait, sourire aux lèvres et visage malicieux : "pour ce soir, je vous en ai préparer une !" En outre, Colette Brosset témoigne : "Ce que Louis avait d'admirable, c'est que quand par hasard il avait envie de rire en scène, il le passait dans son jeu. La façon dont il disait "Regardez moi cet imbécile, il me fait rire, il me fait rire". Il lui tapait dessus et le public adhérait complètement et était persuadé que c'était dans son jeu. Robert en particulier le faisait beaucoup rire." Et Roger Lumont de confirmer : "Il essayait toujours de faire rire Tornade. En prenant son accent, il le regardait et disait "Il rigole, il rigole le bon chef !". Et Tornade ne résistait pas. Je me rappelle d'un grand éclat de rire du public lorsque Liliane Montevecchi ouvrait son manteau face à lui et dos au public. Louis tombait les bras en croix, les yeux exorbités, faisant ainsi comprendre au public qu'elle était certainement nue en dessous !" La comédienne et chanteuse se souvient parfaitement de son astuce : "Il était très, très sérieux dans le travail. Moi je faisais pas mal d'imbécillités. Par exemple quand j'ouvrais largement mon manteau de chinchilla face au douanier et dos au public pour cacher mes bagages qui passaient derrière moi, je lui faisais des farces ; j'avais mis des lumières sur mes seins ou une poire qui faisait gicler de l'eau et que lui seul voyait !"

 

Le "bon chef" Tornade et ses hommes Grosso et Modo

 

Souvenirs de quelques scènes marquantes

aaaaaaa Mise en scène par Robert Dhéry lui-même, la pièce burlesque est soigneusement montée, de façon ingénieuse, et offre au public une succession de scènes baroques voire surréalistes, entrecoupées de rares dialogues. Colette Brosset devait déclarer "Pour Robert, j'ai l'impression que c'est la dernière crise d'un aliéné avant d'entrer à l'asile". Ainsi, quelques scènes visuelles ont marqué les esprits du public et des comédiens. Pour Michèle Frascoli, "le spectacle était très bien fait, avec une solide technique, des décors réussis et des accessoires le plus souvent en mousse. C'était d'ailleurs nécessaire pour assurer l'effet des gags et leur bon enchaînement, pour transformer rapidement la valise en bateau pirate, en piano bar, en château fort ou en taverne bavaroise. C'était un tourbillon d'univers destinés à occuper de Funès et lui faire oublier son devoir de douanier. Je me rappelle d'une scène dans laquelle nous soulevions tous cette énorme valise, avec d'énormes godasses à nos pieds, et essayions de passer discrètement la douane tandis que Robert Dhéry occupait le douanier en lui chantant "moi je suis bien dans mes godasses". Et une fois la chanson terminée, alors que nous nous apprêtions à passer la douane, de Funès reprenait son service et nous ordonnait "hé là-bas, revenez ici ! Revenez ici tout de suite !"

 

Le douanier Roussel manifestement enchanté d'êtrepris dans les bras de Monsieur Darling.

 

aaaaaaa Chaque soir, les douaniers Antoine et Pépito (Grosso et Modo) sont les premiers hommes à entrer en scène. Leur supérieur Roussel (Louis de Funès) vient à leur rencontre et leur demande d'être particulièrement attentifs sur les bagages qui se présent à la douane. Roussel s'adresse à l'un d'eux : "Vous, ouvrez les yeux" avant d'ordonner la même chose à l'autre. Après avoir examiné ses deux subordonnés, il constate : "lui, il les ouvre mieux que vous". Michel Modo garantit que, après plusieurs semaines de représentations, ce bref échange surréaliste s'est transformé en une scène d'une durée de vingt minutes ! Bertrand Dicale complète : "Le rideau s'ouvre sur deux douaniers, Guy Grosso et Michel Modo. […] Au bout de quelques dizaines de secondes, surgit Louis de Funès en uniforme de douanier. Il est hilare, et même plus qu'hilare. Ravagé d'éclats de rire, il raconte qu'il sort de la cantine, où était servie une soupe avec des pâtes d'alphabet. Un de ses collègues, en triant celles-ci, a écrit sur le bord de son assiette le mot "Merde". Pour se venger de l'affront, le douanier Roussel répond sur le bord de la sienne : "mange". Il le raconte en hurlant de rire, en grimaçant, en multipliant les mimiques." Colette Brosset devait raconter à de nombreuses reprises que de Funès "avait cent façons de dire merde"

 

Michel Modo, Louis de Funès, Guy Grosso

 

aaaaaaa Ainsi, les comédiens parviennent parfois à se surprendre lorsqu'ils décident d'ajouter quelques répliques. Louis de Funès s'en donne à cœur joie avec Grosso et Modo, venus du cabaret et très à l'aise dans l'improvisation. Ainsi, Modo nous confiait en 2007 que la pièce "fut un merveilleux spectacle où nous improvisions sans cesse". D'après Michèle Frascoli, les artistes s'amusaient parfois en ajoutant dix minutes de texte, ou ils improvisaient si l'un d'entre eux avait un trou de mémoire. "Ces innovations faisaient du bien aux comédiens car jouer le même texte tous les soirs peut devenir monotone. Leur complicité rendait le spectacle encore plus vivant." Enfin, les souvenirs de Roger Lumont vont dans le même sens : "Il y avait une scène pour laquelle il inventait chaque soir une trouvaille. Un soir il nous faisait la parade du cirque, le soir d'après l'attaque de la diligence, ensuite le loup et l'agneau. Il aimait beaucoup les références aux fables de La Fontaine."

aaaaaaa Toutefois, si les comédiens peuvent improviser sur le texte, ils doivent scrupuleusement respecter le timing des gags visuels, réglés avec une précision d'orfèvre et nécessitant l'intervention précise des techniciens et machinistes. Habituellement quatre, ceux-ci sont au nombre de dix-sept pour ce spectacle ! Et le comédien André Badin de confirmer : "Je n'avais que quelques petites choses à faire dans ce spectacle, mais avec Dhéry le moindre truc a son importance. Tout doit être vite fait, bien fait, bien dans le coup et chacun bien à sa place, et quand tout cela marche bien, on connaît les résultats."

aaaaaaa Un exemple illustre l'importance du rythme adéquat à trouver pour obtenir un bon effet comique. Ainsi, Roger Lumont entrait en maillot de bain sur scène et, au fil des représentations, le comédien remarquait que le rire du public faiblissait. Conscient que l'effet du gag n'était plus aussi garanti, Lumont demanda l'avis de Louis de Funès qui lui répondit : "Oui vous avez raison, je vous ai observé et effectivement la salle rigole moins qu'auparavant. Demain soir, essayez de rentrer deux secondes plus tôt." Le lendemain, le public ne rit pas davantage, ce fut un échec. De Funès lui conseilla alors "Demain soir rentrez deux secondes plus tard". Ce soir là, Roger Lumont entra deux secondes plus tard et toute la salle se mit à rire.

aaaaaaa Michèle Frascoli explique aussi que les comédiens pouvaient "être moins performants certains soirs que d'autres. Un soir, un gag fera rire aux éclats, et beaucoup moins voire pas du tout le lendemain. Néanmoins, le public était globalement satisfait du spectacle. Et curieusement, des comédiens ont parfois du mal à admettre qu'ils ont été moins bons sur une représentation, préférant affirmer que le public n'était pas bon ce soir-là (rires) !"

aaaaaaa De plus, Roger Lumont rappelle que "C'était un spectacle qui coûtait très cher et qui mobilisait beaucoup de techniciens […] il y avait des ballets fantastiques d'Angleterre. Je me rappelle une scène où les protagonistes croient fumer des cigarettes et fument du H. Ils s'envolent ensuite dans les airs sur des éléphants roses." Probablement la plus surréaliste du spectacle, cette scène qui a marqué les esprits se déroulait à la fin du premier acte. Des hommes - dont Romuald et Robert Destain - portaient des smokings, tandis que Liliane Montevecchi, Annick Tanguy et Michèle Frascoli portaient des robes de soirée. Jouant les femmes du monde, chics et un peu snob, elles proposaient au douanier de fumer une cigarette en leur compagnie. Celui-ci acceptait et prenait de la marijuana [en réalité ce n'en était pas, il s'agissait d'un accessoire de théâtre]. Sous leurs tenues, les comédiens étaient attachés à des ceintures. Au premier plan, des valises se transformaient alors en éléphants roses et, tandis que les artistes s'envolaient, ils saisissaient chacun un éléphant, de façon à donner l'impression qu'ils volaient dessus. Après avoir fumé, De Funès devait commenter avec son inimitable accent : "je me sens bien, mais léger" !

 

Louis de Funès s'envole et se sent léger !

 

aaaaaaa Le temps d'une scène, la valise se transformait en tournoi médiéval. Christian Leguillochet et d'autres comédiens, déguisés en chevalier, montaient des chevaux. Un subtil mélange de trucage - car les chevaux étaient des accessoires de théâtre et les comédiens se déplaçaient en pliant un peu les genoux - et d'ingéniosité car les prolongements sur les selles cachaient tout de même leurs jambes.

aaaaaaa Michèle Frascoli se souvient d'un accessoire de théâtre particulier. "Sur scène se trouvait en permanence une balance américaine, représentant une pin-up grandeur nature, sur laquelle de Funès faisait monter les gens. Lorsqu'un passager qu'il trouvait un peu gros se présentait à la douane, il lui demandait de se peser. Il prévenait : "enlevez votre manteau". La voix de la balance annonçait "50,5 kilos". De Funès demandait au voyageur de remettre son manteau et de se peser à nouveau. La balance disait alors "130,5 kilos" avant que de Funès ordonne au passager de le suivre au poste (rires) ! Lors de la scène des éléphants, tandis que de Funès affirmait qu'il se sentait "léger", la balance annonçait son poids : "60 kilos", puis "40 kilos", puis "30 kilos"…

aaaaaaa Enfin, Roger Lumont nous évoque son apport dans l'amélioration d'une scène. "Je me rappelle d'une scène qui au départ n'était pas très drôle ou il y avait un ensemble de tuyaux sur scène avec des acteurs dans chaque tuyau et selon les directives que l'on donnait "tuyau haut" ou "tuyau bas" ils se déplaçaient. Sur le papier rien de très marrant donc mais j'ai eu l'idée, grâce à ma forte voix, de pousser De Funès dans son jeu en criant les ordres. Un peu comme en Angleterre où il existe des concours de sergents qui gueulent le plus fort. Et Louis tirait alors une tête véritablement apeurée lorsque je hurlais "Tuyau haut - Tuyau bas" et cela faisait le bonheur du public. Il me sortait chaque soir une réplique différente : "C'est bon l'alerte est terminée ?" ou "Le métro est parti ?"

 

Louis de Funès chanteur et danseur

aaaaaaa Dans ce spectacle burlesque très axé sur le comique visuel, la musique occupe une place prédominante. A tel point que l'œuvre du compositeur Gérard Calvi est exploitée à plusieurs reprises. Dès 1962, la maison Vogue édite la plupart des morceaux de la pièce en 45 tours et en 33 tours. Ce dernier - qui comprend 12 pistes - connaît un beau succès et, aujourd'hui encore, des exemplaires circulent régulièrement sur les sites à enchères. A l'inverse, le quatre titres - "La Grosse Valse", "Comme la douane", "Dans mes godasses" et "C'est Défendu" - demeure plus difficile à dénicher. Enfin, Vogue édite dans la foulée le rarissime "Eh bien dansez maintenant sur les airs de La Grosse Valse", qui propose tous les morceaux réenregistrés en version instrumentale.

A

Les deux disques 33 tours édités par Vogue en 1962 (collection F&J)

 

aaaaaaa Musicien, doté d'un sens du rythme, Louis de Funès a l'habitude de travailler avec le compositeur Gérard Calvi qu'il apprécie et connaît bien depuis le spectacle "Ah ! Les Belles Bacchantes". D'après les souvenirs du célèbre chef d'orchestre, "il était très simple de comprendre ce que de Funès attendait. Nous étions liés par une profonde amitié. Comme il était espagnol, et musicien, nous discutions et parvenions à créer quelque chose."

aaaaaaa Danseuse de formation, Colette Brosset lui prépare deux danses espagnoles - une jota et une sevillana. Elle l'aide au cours des répétitions et, malgré sa mauvaise foi qui le force à bouder et à répéter "Je ne suis pas danseur !", de Funès parvient à exécuter ses pas d'une façon remarquable. D'après Colette Brosset, "Louis s'exécutait comme un vrai danseur, si bien qu'il était déjà applaudi par la salle au milieu de sa danse".

 

Extraits audio de "La Grosse Valse" avec "C'est Défendu", "Bon comme la douane", "Pour toi" et "Bien dans mes godasses". Louis de Funès chante avec Robert Dhéry, Grosso et Modo.

 

aaaaaaa Formée à l'Opéra de Paris, Michèle Frascoli se souvient que de Funès "se débrouillait bien en danse, d'autant plus qu'il n'avait pas eu une formation de danseur et qu'il n'était pas évident de se familiariser avec les attitudes et les mouvements à adopter sur scène. Il chantait aussi quelques morceaux, dont un slow avec " Baby ", le personnage de Françoise Moncey. Je l'avais remplacée un soir où elle n'avait pu venir au théâtre. J'ai chanté ce slow "Pour Toi" dans une baignoire. J'avais eu la trouille car je reprenais le rôle de Baby sans avoir répété. A la fin de la représentation, de Funès a été très gentil avec moi et m'a rassurée en me disant "c'était très bien". […] Il ne fallait pas non plus sortir du conservatoire pour chanter et danser sur ces morceaux, mais tout ce qu'il faisait, de Funès le faisait bien, d'autant plus qu'il était excellent pianiste. Jamais je n'ai été marquée par une mauvaise performance de sa part."

aaaaaaa Roger Lumont confirme : "Je me rappelle aussi de ses danses. Il avait un tel rythme en lui qu'il pouvait tout faire. Il exécutait une sevillana de manière incroyable. Un jour, le guitariste avait l'avant bras bloqué et la scène était tellement importante que l'on ne pouvait pas la supprimer. Comme je savais masser et que j'avais toujours un tube de pommade dans ma voiture, j'ai alors proposé mon aide, sortant Louis de la galère. Il m'en a toujours remercié car il était très fidèle aux gens qu'il appréciait !"

 

Louis de Funès, Robert Dhéry, Colette Brosset et Gérard Calvi

 

Un franc succès

aaaaaaa D'après la presse de l'époque, le théâtre affiche complet trois semaines à l'avance et les places s'arrachent à prix d'or au marché noir. Les Variétés remplissent leur salle de 1 200 places chaque soir. Et le "Tout Paris" se rend au théâtre pour voir de ses propres yeux le succès de la rentrée parisienne. De nombreux artistes viennent admirer - parfois à plusieurs reprises - la prestation de la troupe. René Clair, Marlène Dietrich, mais aussi Sylvie Vartan et Johnny Hallyday, l'un des couples les plus branchés du moment, assistent à une représentation, ainsi que Marcel Achard et le comédien Jacques Bodoin qu'il devait retrouver en 1966 dans "La Grande Vadrouille".

aaaaaaa Christian Marin se rappelle de la pièce comme "une excellente comédie où l'on rigolait beaucoup". Mylène Demongeot, qui a déjà travaillé à cette époque avec de Funès dans "Frou Frou" (1955), se souvient avoir pleuré tant de Funès était extraordinaire et émouvant.

aaaaaaa Un soir, le comédien Carlo Nell vient applaudir son ami de Funès : "Il fallait voir comme Louis se donnait à fond lorsqu'il jouait cette pièce incroyable. J'ai vu des gens près de moi hurler de rire. Les comédiens arrêtaient parfois de jouer tant le public riait ! A quelques sièges de moi se trouvait Fernandel qui a ri pendant tout le spectacle. A la fin de la représentation, les gens lui ont demandé son avis sur la pièce et il a déclaré : "je vais saluer mon ami de Funès, ce qu'il vient de faire, c'est extraordinaire !"

aaaaaaa Patrick Préjean se souvient également d'une représentation exceptionnelle : "Je me souviens être sorti tirebouchonné du théâtre lorsque je ai vu de Funès jouer " La Grosse Valse ". Sa performance physique m'avait épaté. C'était hallucinant vous savez, car il n'arrêtait pas pendant près de deux heures ! Aussi bien dans cette pièce que dans ses films, de Funès était une pile électrique qui fonctionnait aux volts géniales (rires) ! Et son jeu dans cette pièce se complétait très bien avec celui de Robert Dhéry, tout en finesse, avec son œil un peu ahuri. Robert était quelqu'un de formidable et dont le jeu me plaisait beaucoup."

aaaaaaa Enfin, au terme d'une représentation, Bernard Lavalette vient saluer dans sa loge Louis de Funès, qu'il a croisé deux ans plus tôt sur "La Belle Américaine" : "Je suis allé au Théâtre des Variétés voir un spectacle de Dhéry avec Louis de Funès. Je suis venu féliciter ce dernier après la représentation et il m'a dit "J'aimerais bien que l'on travaille ensemble", ce que j'ai trouvé vraiment gentil ! Il m'a donné un rôle dans "Le Gendarme se marie", celui du professeur de danse, mais je ne savais pas danser. Je l'ai dit au metteur en scène, qui était Jean Girault, et il m'a répondu " mais ça ne fait rien "... effectivement quand je revois la scène aujourd'hui, j'ai un peu honte (rires) !"

 

 

aaaaaaa La pièce, initialement prévue pour trois mois, sera jouée quinze mois, jusqu'en janvier 1964. Toutefois, nous ne savons pas à ce jour si le spectacle a été prolongé à une ou plusieurs reprises. Cependant, comme le rappelle Michèle Frascoli, "les prolongations confirment le succès et la rentabilité de la pièce car il fallait aussi payer les comédiens, les techniciens et les musiciens pendant quinze mois".

aaaaaaa Par ailleurs, plusieurs comédiens quitteront la troupe en cours de route pour d'autres projets professionnels, à commencer par Robert Dhéry et Colette Brosset, occupés à préparer leur prochain film "Allez France ! " Christian Leguillochet avait été engagé pour être la doublure de Dhéry si celui-ci ne pouvait pas jouer. Curieusement, lorsque Dhéry est parti, il fut remplacé par Jacques Balutin. De plus, Roger Lumont enfile le costume de douanier de Jean Gras, le chanteur lyrique Robert Destain rejoint un opéra, Michèle Frasoli est engagée pour chanter et danser à Las Vegas dans la revue "Casino de Paris". A ce sujet, elle précise : "Mais j'aimais beaucoup "La Grosse Valse", si bien que lorsque je revenais sur Paris, j'assistais à la plupart des représentations. J'ai autant aimé voir la pièce que la jouer. Je la connaissais mais je pouvais encore être surprise par les improvisations des comédiens".

 

aaaaaaa Incontestablement, le succès de la pièce est dû à la fantaisie de Robert Dhéry, à la mise en scène surréaliste… et à l'uniforme de Louis de Funès, douanier à la fois abject avec ses subalternes et obséquieux avec son "bon chef" Pierre Tornade. Un rôle qui n'est pas sans annoncer celui de Cruchot dans la série du "Gendarme". Michèle Frascoli confirme cette idée : "Les personnages du "Gendarme de Saint-Tropez" sont des copier coller des rôles que tenaient de Funès, Pierre Tornade, Grosso et Modo dans "La Grosse Valse". On retrouve l'uniforme, les mimiques, les deux mêmes subordonnés et le chef avec lequel de Funès est un véritable fayot. C'est pourquoi le rôle du supérieur de De Funès, que joua Galabru, aurait pu être tenu par Tornade dans la série du "Gendarme". En outre, c'est aux Variétés que de Funès proposa à Grosso et Modo de les rejoindre "pour tourner un petit film à Saint-Tropez", sans se douter un instant que "Le Gendarme" sera l'un des films les plus marquants de sa carrière, et même du cinéma français !

aaaaaaa Enfin, pour renforcer cette assimilation entre les personnages de Roussel et Cruchot, le comédien André Badin apporte des explications sur la genèse du film. "Le jour où nous avons répété en costume, de le voir ainsi en uniforme, une idée me vint. A l'époque, travaillant comme assistant de Richard Balducci, attaché de presse, je savais que Richard était entrain d'écrire un scénario à la suite du vol de sa caméra dans sa voiture stationnée dans un champ près de Ramatuelle alors que nous allions louer une villa pour le tournage de "Saint Trop' Blues". […] Ce personnage du gendarme, il le réservait à Fernandel, vu sa personnalité méridionale. Pourquoi ai-je mieux vu Fufu dans le personnage, allez savoir ? Je le trouvais plus pète sec, plus nerveux et je pensais que ce serait plus drôle de bombarder au milieu de ces "farniente" une espèce d'ouragan qui les bousculerait un peu. J'en parlais donc à Richard, qui était un peu sceptique, et surtout embarrassé car je crois qu'il avait déjà un peu parlé de ce sujet à Fernandel, ou au producteur. Néanmoins il se rendit à la générale de "La Grosse Valse" et à l'entracte, monta dans la loge de Louis pour lui parler du "Gendarme de Saint Tropez". Le lendemain, Louis m'a demandé des explications sur cette histoire car il était très méfiant. Au fur et à mesure que Richard lui donna des feuillets à lire, il fût intéressé et accepta de le tourner. On connaît la suite..."

 

Louis de Funès por la revue Noir et Blanc, décembre 1963.

 

aaaaaaa Les critiques dans la presse sont dithyrambiques. Après la première représentation, le redouté Jean Jacques Gautier encense le spectacle et surtout un artiste : "C'est bien simple la distribution compte trente et un noms, je pose trente et j'en retiens un".

aaaaaaa Régulièrement, Louis de Funès intéresse les journalistes qui viennent le solliciter. Ainsi, en décembre 1962, il explique pour la revue Noir et Blanc qu'il est un forçat de Noël et du jour de l'An : "Dans La Grosse Valse, mon rôle est exténuant. Je vis comme un sportif, je ne peux m'autoriser aucun excès. Alors, pas de réveillon ! Je dormirai, c'est le secret de la forme. Noël est un jour à part au théâtre, une autre "générale". On joue mieux d'instinct. Le 26, épuisé, j'irai faire du jardinage à la campagne, pour me détendre et respirer. J'ai une vocation de pépiniériste, vous savez ! " Douze mois plus tard, un journaliste télévisé lui demande de présenter ses vœux aux Français pour l'année 1964 qui approche. Uniforme de douanier revêtu, interrogé devant une montagne de valises, Louis de Funès rappelle une fois encore son besoin de quitter Paris pour se ressourcer : "En été lorsque je pars en vacances, j'ai pour habitude d'aller sur les bords de Loire, dans un petit pays qui s'appelle Clermont-sur-Loire. J'y ai beaucoup d'amis dont Marie-Clément, "Petit Frère" et "Sergent" avec qui je pêche pendant un mois des gardons, des perches, des brochets. Je vois des aurores et des crépuscules formidables, la Loire est belle, calme, ardoisée. Tout le plaisir que j'ai pendant un mois, je le souhaite à tous les Français pendant 365 jours." Muni d'une craie, il s'adresse une dernière fois à la caméra "Vous m'excusez ?" avant de reprendre son travail. Et le voici, douanier zélé, assaillant les valises de dizaines de croix

 

Extrait de l'émission "Dans la cour des grands" avec les clowns Sylvio et Nino Bolinio qui reprennent, en hommage à Louis de Funès, "Dans mes godasses".

 

Rideau

aaaaaaa La pièce fut jouée jusqu'au 12 janvier 1964, tandis que la salle ne désemplissait pas. D'après plusieurs sources, c'est une douleur récurrente au genou gauche qui condamna Louis de Funès à arrêter la pièce. En effet, Robert Dhéry se souvient : "Louis, dans son rôle de douanier, était exceptionnel. Ce fut, pour moi, son plus beau rôle. Il eut un accident au genou. Comme il était irremplaçable, nous baissâmes le rideau". Roger Lumont se souvient que de Funès ne put jouer un soir de l'été 1963 : "il se fit mal à un genou pendant une répétition et Modo le remplaça tandis que je pris sa place". Ce handicap remontait vraisemblablement à la rupture d'un ménisque, survenue en 1955 lorsqu'il montait "Poppi" de Georges Sonnier au théâtre des Arts.

aaaaaaa Que reste-il aujourd'hui de cette pièce qui a enchanté la capitale et les touristes ? Quelques articles de presse, les vinyles édités par la maison Vogue… La grande interrogation porte sur les archives audiovisuelles. Hélas, tous les comédiens interrogés à propos de la pièce n'ont pas souvenir d'une captation. Michel Modo nous confiait qu'il regrettait amèrement que la pièce n'ait pas été filmée. Ainsi, à ce jour, les seules archives visuelles connues se limitent à un reportage de quelques minutes réalisé en coulisses par Pierre Louis. Celui-ci est a longtemps été en libre consultation sur le site de l'INA, avant d'être retiré.

 

aaaaaaa Une adaptation aux Etats-Unis A l'instar des "Plumes de ma Tante" qu'il avait présenté au Royaume-Uni et aux USA, Robert Dhéry et une partie de sa troupe s'envola pour les Etats-Unis. Louis de Funès refusa net de jouer dans une autre langue, persuadé que l'anglais constituerait une barrière à son jeu. D'après Colette Brosset, "Louis de Funès ne voulait pas quitter Paris." François Vals, secrétaire et homme de confiance de Maurice Chevalier, garde un souvenir précis : "Je me rappelle avoir vu une pièce de Robert Dhéry qui s'intitulait "La Grosse Valse". A cette occasion j'avais envoyé plusieurs photos de Maurice Chevalier à Louis de Funès, qui m'avait gentiment répondu qu'il les mettrait dans sa loge afin de les voir tous les soirs. Il était un grand admirateur de Maurice. C'est d'ailleurs ce dernier qui avait conseillé à De Funès d'aller tenter sa chance aux Etats Unis mais il n'a jamais osé le faire. Je pense qu'il aurait pu percer mais cela aurait été compliqué car les Américains ne fonctionnent pas comme le public français qui va vite adopter ou rejeter un acteur. Aux USA les performances ne se jugent pas sur une ou deux représentations."

 

AAA

Programme américain de "La Grosse Valse", devenue "La Grosse Valise"

 

aaaaaaa En conséquence, la pièce fut jouée aux Etats-Unis sans Dhéry et Brosset, et surtout sans Louis de Funès ! Contrairement aux représentations parisiennes, le succès ne fut pas au rendez-vous. Guy Bertil, remplaçant l'un des comédiens, se rappelle avoir connu un gros bide sur cette tournée, la presse fut particulièrement sévère après une représentation à Boston. Par ailleurs, Roger Lumont confirme cet échec. "Ils se sont plantés aux Etats Unis car ils ont embauché un anglais dans le rôle principal. Or les Américains attendaient la version "made in France" avec les prononciations et l'accent à la française. Par conséquent, la pièce qui devait se jouer pendant au moins deux ans n'a duré que quelques représentations. Michel Modo m'avait d'ailleurs raconté les réactions le soir de la générale. Suite au spectacle, les comédiens et les musiciens vont dans un restaurant et vers deux heures du matin les journaux arrivent. Tout le monde se passait le journal et très rapidement toutes les personnes présentes sont parties. C'est une réaction typique des Etats-Unis." Bertrand Dicale apporte une bonne synthèse : "En décembre 1965, La Grosse Valse ne tient que cinq à jours à Broadway, après avoir été éreintée par la critique qui reproche notamment à Brosset et Dhéry d'avoir abandonné leurs rôles à deux anglais et malgré la bonne performance de Ronald Fraser, qui reprend le rôle du douanier Roussel. Les producteurs prévoyaient six mois de représentations…en revanche la version suédoise avec Martin Ljung sera un succès durable à Stockholm."

aaaaaaa Sur cet échec, la troupe rentra en France. Les Branquignols renouèrent avec le succès quelques mois plus tard lors de la sortie de "Allez France !" Quant à Louis de Funès, l'année 1964 s'annonçait bien pour lui, son agenda était rempli avec les tournages de trois films : "Le Gendarme de Saint-Tropez", "Fantomas" et "Le Corniaud". Après être devenu une vedette parisienne sur les planches, Louis de Funès s'apprêtait à conquérir toute la France dans les salles obscures…

 

 

Sources :

- Témoignages de Michèle Frascoli (25 octobre 2011), Roger Lumont (23 septembre 2011), Michel Modo (27 octobre 2007), Patrick Préjean (26 octobre 2011), Bernard Lavalette (3 février 2007 et 11 février 2012), Carlo Nell (14 février 2012), Robert Destain (14 février 2009), Jacques Bodoin (29 novembre 2008) et Guy Bertil (9 juin 2007) recueillis par Franck et Jérôme pour Autour de Louis de Funès, reproduction interdite.
- Témoignages de Colette Brosset, Mylène Demongeot, Michel Modo et Gérard Calvi recueillis par Stéphane Lerouge.

- Robert DHERY, Ma Vie de Branquignol, propos racontés à Caroline Alexander, Paris, Calmann-Lévy, 1978.
- Bertrand DICALE, Louis de Funès, Grimace et gloire, Paris, Bernard Grasset, 2009 (témoignage de Liliane Montevecchi).
- Jean-Jacques JELOT-BLANC, Louis de Funès, l'Oscar du cinéma, Paris, Flammarion, collection Pop Culture, 2011.
- Noël LEGOUVE, "Robert Dhéry, Colette Brosset, le couple du rire" in L'Echo de la Mode, 14 avril 1963, n°15, p.66, 67 et 103.
- Eric LEGUEBE, Louis de Funès, roi du rire, Paris, Dualpha, 2003 (témoignages de André Badin et Robert Dhéry).

 

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