André Bourvil - Louis de Funès

ou le parcours singulier d'un duo exceptionnel

 

aaaaaaa Réunis, ces comédiens ont fait pleurer de rire la France entière... Et pourtant ces deux hommes, qui se complétaient très bien, étaient deux natures assez opposées, aux carrières et aux registres différents. Retour sur un duo exceptionnel...

 

Portraits croisés

 

aaaaaaa André Bourvil est né le 27 juillet 1917 à Prétot-Vicquemare (Seine-Maritime). Il ne connaît pas son père, mort en 1918 de la grippe espagnole, et il est élevé par sa mère Eugénie dans une ferme au hameau de Tonneville. Bon élève, il aurait pu prétendre à ue carrière d'instituteur. Il n'en fut rien, car le spectacle et la musique l'intéressaient d'avantage. Après s'être engagé à 19 ans dans la musique du 24ème régiment d'infanterie, il apprit l'accordéon et la trompette. Toutefois, il ne parvenait pas à vivre de sa passion et, sous l'occupation, il vivait de "petits boulots".

aaaaaaa Il devint accordéoniste dans différents cabarets dès 1941. Admiratif de Fernandel, il débuta sur les planches sous le pseudonyme Andrel, avant d'opter pour Bourvil, en référence à la ville normande à laquelle il était attachée. Peu après la libération, il obtint ses premier succès avec deux chansons. La première s'intitulait "Les Crayons" et lui apporta un honnête succès. La seconde, "C'est l'piston" devait dorer nettement sa situation ! Fort de ce succès, il enchaîna alors les opérettes, dont "La Bonne Hôtesse" à l'Alhambra et "La Route Fleurie" à l'ABC. De plus, il commença à cette époque de tourner quelques films, notamment "Par la Fenêtre", réalisé en 1947 par Gilles Grangier, et "Miquette et sa mère" en 1949 sous la direction de henri-Georges Clouzot. En 1951, sortit le sketch "La Causerie antialcoolique", écrit par Roger Pierre et qui connut un succès retentissant.

 

Bourvil hors plateau, en Normandie(collection Dominique et Philippe Raimbourg, merci à Cyril Forthomme)

 

aaaaaaa Louis Germain David de Funès de Galarza voit le jour le 31 juillet 1914 à Courbevoie, le jour de l'assassinat de Jean Jaurès et la veille de la déclaration de la Guerre à la Russie par l'Allemagne. En 1942, à l’âge de 28 ans, il décide de devenir comédien et s’inscrit au Cours Simon, réussissant son concours d’entrée grâce à une interprétation d’une scène des "Fourberies de Scapin" de Molière. Même s’il n’y fait qu’un court passage, il croise dans le cours un autre apprenti comédien en la personne de Daniel Gélin. Ce dernier, rencontré par hasard à la station de métro Villiers, lui réserve un petit rôle au théâtre dans la pièce "L’Amant de Paille" de Marc-Gilbert Sauvajon. En 1945, une fois encore grâce à Daniel Gélin, il débute au cinéma dans "La Tentation de Barbizon" de Jean Stelli. Louis de Funès dans le minuscule rôle du portier du cabaret « Le Paradis » prononce sa première réplique à l'écran en voyant un client (Pierre Larquey) essayer de passer à travers la porte fermée : « Ben, il a son compte celui-là, aujourd’hui ! ». Ce rôle, bien très court, est le départ d’une course à la participation dans des productions cinématographiques. L'acteur enchaîne alors les figurations et les petits rôles.

 

aaaaaaa Dans les années 1940, les carrières respectives des deux comédiens n'évoluent pas de façon identique. Tandis que de Funès enchaîne les figurations et les rôles secondaires, Bourvil devient rapidement une vedette et voit rapidement son nom inscrit au sommet de l'affiche. Néanmoins, s'il sait se montrer amusant et attendrissant dans les comédies auxquelles il participe, il ne parvient pas encore à démontrer tout son génie en jouant un autre personnage que celui qu'il a progressivement confectionné sur scène. En effet, le personnage naïf et maladroit, qu'il interprête le plus souvent, lui colle à la peau. Preuve en est avec "Poisson d'Avril", qui marque la première collaboration de Bourvil et Funès.

 

 

Poisson d'Avril (1954)

 

aaaaaaa Dans ce film gentillet, Bourvil est "en famille", car il tourne avec son amie Annie Cordy sous la direction de Gilles Grangier, qu'il connait depuis plusieurs années déjà. Cette comédie sans prétention et à petit budget, qui semble a priori un film insignifiant dans la carrière de l'acteur, a pourtant quelques particularités intéressantes. Tout d'abord, les producteurs accordent enfin à Bourvil un premier rôle ! De plus, les dialogues sont signés Michel Audiard. Si ceux-ci ne sont pas aussi savoureux que dans "Un Singe en Hiver", "Les Tontons Flingueurs" ou "100 mille dollars au soleil", certaines phrases sont croustillantes comme Bourvil disant au garde champêtre : "Le Général de Gaulle ? Un militaire, grand, avec un drôle de parler" ou encore un usager menant sa voiture au garage : "au démarage elle broute, en pallier elle suce, en côte elle tousse, à part ça elle va." Enfin, "Poisson d'Avril" marquera la première rencontre entre Bourvil et un comédien habitué aux seconds rôles : Louis de Funès.

aaaaaaa Emile Dupuy (Bourvil), mécanicien et homme de confiance dans un petit garage de la région parisienne, économise chaque mois pour offrir à son épouse (Annie Cordy) la machine à laver qu'il lui a promise. Se laissant berner par un camelot, le naïf dépense ses économies dans une canne à pêche. Dans la plus grande discrétion, Dupuy est autorisé à pêcher sur les terres de sa cousine. N'étant titulaire d'aucun permis, il est interpellé par un garde pêche vil et sournois (Louis de Funès). Ce dernier prend alors plaisir à réprimander et à verbaliser le malheureux Dupuy.

aaaaaaa La scène commune aux deux acteurs ne dure pas plus de sept minutes mais marque leur première confrontation. Louis de Funès est ravi de rencontrer Bourvil, véritable vedette, avec qui il s'entend rapidement. Cependant, son rôle étant secondaire, le tournage ne lui prend pas plus de quatre jours. Par ailleurs, de Funès est déjà occupé à l'adaptation de la pièce "Ah ! Les belles bacchantes", réalisé pour le cinéma par Jean Loubignac. Lorsque le film sort le 15 octobre 1954, Louis de Funès a déjà tourné dans plus de soixante films, ce qui lui permet de peaufiner son jeu et, surtout, de faire bouillir la marmite.

 

 

Bourvil et Louis de Funès dans "Poisson d'Avril". Leur première rencontre et collaboration dans une scène gentillette de quelques minutes.

 

 

aaaaaaa Force est de reconnaître que, s'il a a posteriori marqué les carrières respectives deux comédiens, "Poisson d'Avril" n'est pas un grand film et ne connait pas un grand succès. Son rôle dans "Poisson d'avril" n'est probablement pas son meilleur parmi les seize films qu'il tourne dans l'année 1954. Les cinéphiles apprécieront davantage le croque-mort sinistre du "Mouton à cinq pattes" aux côtés de Fernandel, ou du voisin enquiquinant et excentrique dans "Papa, Maman, la bonne et moi" avec Robert Lamoureux. Quant à Bourvil, il n'a plus de tournage avant le mois de mai 1955. Son prochain film, réalisé par Alex Joffé, s'intitule "Les Hussards". Parmi les personnes qui sont créditées au générique du film se trouve un certain... Louis de Funès.

 

Les Hussards (1955)

Affiche du film avec Bernard Blier et Bourvil au premier plan. En bas de l'affiche est crédité un comédien prenant progressivement du galon : Louis de Funès (collection Cyril Forthomme)

 

aaaaaaa En 1796, durant la campagne d'Italie du Général Bonaparte, le brigadier Le Gouce (Bernard Blier) et le soldat Flicot (Bourvil) perdent leurs chevaux aux abords d'un village. Craignant une réprimande du capitaine Georges (Georges Wilson), ils prétendent avoir été attaqués par un franc-tireur. Mensonge lourd de conséquences qui provoquera par la suite l'arrestation d'otages italiens.

aaaaaaa Adaptatée d'une pièce de Pierre-Aristide Bréal, "Les Hussards" est une comédie en noir et blanc distribuée par Cocinor le 14 décembre 1955. Le scénario est farfelu, les rebondissements abracadabrantesques, et l'interprétation des comédiens sauve le premier film réalisé par Alex Joffé, que Bourvil retrouvera une décennie plus tard. Pourtant, Blier ne se montre pas tendre avec Bourvil. Acteur reconnu et salué par la presse, habitué des plateaux de tournage depuis les années 1930, Blier se méfie de l'ascension fulgurante de son partenaire et exige que son nom soit placé tout en haut de l'affiche et apparaisse avant celui de Bourvil au générique. Louis de Funès ne s'économise pas au cours du tournage, qui se déroule en Italie puis en région parisienne. Jouant le bedeau Luigi, l'acteur récite son texte en italien ! Et dans son livre "Leur grande vadrouille", Jean-Jacques Jelot-Blanc rapporte que la scène où Louis de Funès "est précipité dans l'eau fangeuse" nécessita onze prises ! Barrière de la langue oblige, de Funès concentre son jeu sur ses silences et multiplie les mimiques avec les mains, les lèvres et les yeux. Un style qui fait sourire mais qui devra être peaufiné avant d'atteindrela perfection d'un Stanislas Lefort ou d'un Juve.

 

 

Des photos de Louis de Funès dans "Les Hussards"

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aaaaaaa Le succès rencontré par le film à sa sortie n'a d'égal que l'importance qu'il aura dans les carrières respectives des deux acteurs. Force est de reconnaître que "Les Hussards" présentent quelques bonnes scènes, et le personnage truculent de Georges Wilson n'est pas déplaisant. Néanmoins, le film tourné, Bourvil n'inscrit pas un chef d'oeuvre à sa filmographie, pas plus que de Funès qui accepte continuellement des rôles secondaires dans des productions de qualités inégales. Ainsi, en 1955, les deux comédiens sont toujours à la recherche d'un grand film où ils dévoileront leur talent. Celui-ci est prévu pour l'année 1956...

 

La Traversée de Paris (1956)

 

Bourvil et Louis de Funès dans "La Traversée de Paris" de Claude Autant-Lara (1956)

 

aaaaaa Une décénnie avant l'époque des grands succès obtenus avec Gérard Oury, c'est avec un film de Claude Autant-Lara que les carrières respectives de Bourvil et de Funès vont connaître un important changement. Adapté d'un récit de Marcel Aymé, "La Traversée de Paris" reste incontestablement l'un des films français les plus réussis sur l'Occupation. De Funès, jouant l'épicier minable Jambier, est immédiatement choisi par Autant-Lara, qui l'a déjà fait tourner trois ans plus tôt dans "Le Blé en herbe". A l'inverse, il s'en est fallu de peu pour que Bourvil obtienne le rôle de Marcel Martin, chauffeur de taxi peureux obligé de se livrer au marché noir pour arrondir les fins de mois. En effet, Marcel Aymé lui-même et le producteur Deutschmeister ne veulent pas entendre parler de Bourvil, traditionnellement habitué aux rôles de gugusses niais dans des comédies sans prétention. Selon Aymé, Blier convenait mieux. Le biographe de Gabin - André Brunelin - rapporte d'ailleurs que Marcel Aymé, persuadé que l'adaptation de son récit courrait à la catastrophe avec Bourvil en tête d'affiche, écrivit à pluseurs reprises à Autant-Lara pour tenter de le raisonner. mais le réalisateur ne céda pas et exiga Bourvil, tant il fut impressionné par sa force d'expression dramatique dans "Pas si bête" en 1946.

aaaaaaa Le budget intitalement prévu par l'équipe du film dépasse les limites qu'accorde la production. Aussi, le réalisateur propose un marché pour obtenir Bourvil dans le rôle à contre-emploi qu'il lui réserve. Faute de moyens, il accepte de ne pas filme en couleur, comme il lui avait été promis, mais en noir et blanc. En échange, au côté de Jean Gabin - qui interprète le peintre Grangil - ce sera bien Bourvil qui jouera Martin.

aaaaaaa L'entente parfaite entre Bourvil et Gabin que Autant-Lara avait imaginée eut lieu, le tournage se déroula parfaitement et le travail magistralement accompli par ces monstres sacrés du cinéma porta ses fruits. Bourvil, dans son rôle de français moyen couard et révolté par la désinvolture de Gabin fut incroyable, à tel point qu'il obtint la coupe Volpi du prix d'interprétation de Venise.

 

 

aaaaaaa Le budget serré du film encouragea le décorateur Max Douy à reconstituer des quartiers entiers de Paris en studio. Sorti le 26 octobre 1956, le film remporte un beau succès en attirant 4 844 000 spectateurs dans les salles obscures. L'oeuvre de Marcel Aymé, reproduite sur un noir et blanc beau, sombre et inquiétant, est magistralement adaptée. Seule la dernière scène du film est modifiée. Les retrouvailles finales à la Gare de Lyon, minutées par le départ du train de Grangil, se démarquent complètement. Aymée avait réservé une fin moins heureuse à Grangil, tué par Martin. Aymée voyait en cet acte final l'honneur du prolétariat contre le cynisme d'une bourgeoisie oisive. Enfin, pour les cinéphiles avertis, précisons que l’équipe technique est visible à deux reprises dans le film. Lorsque Jeannette Batti tend un savon à Jean Gabin au début du film : on peut parfaitement voir, l’espace d’une seconde, l’ombre portée de la caméra sur l’actrice. De plus, lorsque André Bourvil aperçoit Jeannette Batti qui s’apprêtait à le quitter, Gabin sort de l’immeuble seul. Lorsque Gabin quitte le couloir : on voit très clairement qu’un assistant referme la porte derrière lui…

 

aaaaaaa Lorsque le film sortit en 1956, Louis de Funès n'a pas encore eu l'occasion de mettre à profit toute l'énergie qui sommeille en lui pour un vrai rôle, significatif, profond, poussé. S'il a déjà tourné dans près de 100 films, sa carrière cinématograpique reste encore paradoxalement peu impressionnante d'un point de vue artistique. A l'exception de la (mauvaise) adaptation de la pièce de théâtre "Ah les Belles Bacchantes" de Robert Dhéry, Louis de Funès ne s'est vu offrir que des rôles de figuration ou très secondaires. "Poisson d'Avril" avec Bourvil et "Le Mouton à Cinq Pattes" avec Fernandel sont les rares longs-métrages dans lesquels il apparait pendant une dizaine de minutes. Mais dans "La Traversée de Paris", alors qu'il n'a pas encore peaufiné son jeu qui donnera plus tard les personnages de Cruchot ou de Juve, de Funès interprète magistralement Jambier, l'épicier minable et couard habitant au (devenu célèbre) 45 rue Poliveau, Paris Vème. Un rôle qui fait désormais figure de contre-emploi dans la carrière de celui qui sera a posteriori considéré comme le "comique préféré des Français". Un rôle qui peut de sucroît laisser de beaux regrets à ceux qui espéraient voir un jour l'acteur dans un film dramatique.

aaaaaaa Si les cinéphiles ne sont guère surpris par le jeu (parfait) de Gabin, les choix audacieux de Bourvil et de De Funès sont d'agréables découvertes qui révèlent de "grands tempéraments d'acteur", pour reprendre les propos de Gérard Lenne. La légendaire scène tournée dans le climat austère de l'épicerie à Jambier dresse un casting impressionnant qui sera rarement égalé dans le cinéma français : Bourvil, Jean Gabin et Louis de Funès.

 

 

Le Corniaud (1964)

 

aaaaaaa Au début des années 1960, les comédies françaises sont globalement bien accueillies par le public. Presque chaque année, un film de ce genre s'impose sur les écrans, qu'il s'agisse de "La vache et le prisonnier" (1959), "La Belle américaine" (1961), "La Guerre des boutons" (1962) ou encore "La Cuisine au beurre" (1963). Mais d'une part, rares sont dans cette liste les films purement comiques. Et d'autre part, pour les films comiques, les producteurs sont frileux à l'idée d'accorder de gros budgets. Ainsi, en raison de la modicité des moyens, les réalisateurs dévoués au comique (Guy Lefranc, Richard Pottier, Jean Boyer, Alex Joffé, Jean Bastia, Maurice Delbez etc...) se limitent le plus souvent au comique "de mots", c'est à dire le moins cher, dans des projets pas toujours très poussés. C'est précisément cette limite que le producteur ambitieux Robert Dorfmann tient à rompre. Au lieu de freiner Gérard Oury, il l'encourage dans son audace et dépense sans compter pour la réalisation d'un film mettant en scène Bourvil et Louis de Funès : "Le Corniaud". Road movie de Nâples à Bordeaux, tournage en cinémascope, couleur soignée d'Henri Decae, plus de mise en scène en extérieurs et moins dans des décors en carton... Telle est la formule appliquée pour ce long-métrage.

aaaaaaa Bourvil et Oury avaient été partenaires en jouant dans "Le Miroir à deux faces" et dans "Le Passe-muraille". Dans ce dernier, tiré de la nouvelle de Marcel Aymé, Oury se souvient que "Bourvil devait flanquer au mauvais garçon que j'incarnais - c'était ma spécialité à l'époque, avec les rois de France - une solide paire de gifles au travers d'un mur. La chose s'avérait délicate, les techniciens français n'étant alors très accoutumés aux effets spéciaux sophistiqués. De répétitions foireuses en prises de vue manquées, j'en étais à ma vingtième baffe et si j'avais la tête comme une calebasse, le pauvre Bourvil était, lui dans tous ses états. Il avait de la sympathie pour moi, Bourvil, et savait que sa main calleuse de paysan normand ayant manié la faux et la charrue, frappait fort et sec. [...] Enfin, au trentième aller-retour, j'entendis la voix du metteur en scène, Jean Boyer, annoncer : "très bon, tirez la prise trente." Je rentrais chez moi avec, si j'ose dire, la grosse tête, mais ignorant un fait qui allait peser son poids sur ma vie professionnelle et même sur ma vie tout court : André Bourvil et moi étions devenus amis." Bien des années plus tard, Oury se rappelait son ami Bourvil : "C'était la crème des hommes. je n'ai pas rencontré quelqu'un de plus gentil. Il prenait tout bien. Il faisait confiance aux gens. Pas râleur, n'emmerdant personne sur un plateau. Un homme gentil, bon très agréable avec ses partenaires. On a l'air de faire un panégyrique. Mais on ne peut pas dire le contraire de ce qui est."

aaaaaaa De Funès connaît l'acteur Oury depuis de nombreuses années. Les deux hommes se sont très furtivement croisés sur le tournage de "Antoine et Antoinette", une comédie dramatique signée Jacques Becker en 1948. Ils se sont véritablement rencontrés dans "Du Guesclin", un film de Bernard Delatour réalisé en 1948 et qui ne marqua pas les esprits des cinéphiles. Oury et de Funès - respectivement habillés en roi Charles V et en condottiere espagnol - ont tous deux été engagés par l'assistant de Jacques Becker - Maurice Griffe, avec qui ils se sont liés d'amitié. Les deux hommes jouent au théâtre cette même année dans "Thermidor" de Claude Vermorel, au Théâtre Pigalle.

aaaaaaa Ils se retrouvent en 1961 dans "Le Crime ne paie pas", le troisième film que Gérard Oury réalise. Malgré les échecs de ses deux premières oeuvres, Oury obtient une distribution impressionnante avec Edwige Feuillière, François Périer, Michèle Morgan, Philippe Noiret, Danielle Darrieux, Frank Villard, Pierre Mondy, et quelques hommes que les cinéphiles connaissent bien comme Christian Marin, Henri Attal et Dominique Zardi. Oury réserve également un rôle à son copain Louis. "Il ne tournera qu'un jour, se souvient le réalisateur, un cachet, une scène, sans doute la plus drôle, et la plus drôle car jouée par lui". En effet, "Le Crime ne paie pas", axé sur quelques meurtres et un délit d'adultère, n'a pas grand chose d'une comédie. Le 8 décembre 1961, Louis de Funès est venu accomplir sa courte prestation lorsque, pendant la pause déjeuner, il déclare à Oury: « Mais quel film réalises-tu donc ? Tu es un auteur comique, car tu ris sur les plateaux. C'est très rare ça, un réalisateur qui rit ! Et tu ne parviendras à t'exprimer vraiment que lorsque tu auras admis cette vérité là. » Sans doute a-t-il raison, Oury imprime et le tournage reprend en début d'après-midi. Oury remarque déjà le perfectionnisme de l'acteur et son comique audacieux, irrésistible. Les techniciens rient, la caméra bouge, les prises deviennent inutilisables. Lla scène sera tournée à plusieurs reprises.

 

aaaaaaa Entre temps, le réalisateur a fait la connaissance de Marcel Jullian, journaliste et directeur de La Librairie Académique Perrin. Jullian deviendra co-scénariste de plusieurs films de Oury. Après un premier projet avorté intitulé Le Cargo de la Colère, les deux hommes s'affairent à l'écriture d'un nouveau scénario. Ce dernier s'inspire de la mésaventure d'un présentateur de la télévision française, Jacques Angelvin, qui fut arrêté aux États-Unis en 1962 au volant d'une Buick provenant de France et dans laquelle plus de cinquante kilogrammes d'héroïne pure avaient été dissimulés. Lors de son arrestation, la voiture ne contenait plus la drogue et Angelvin clama d'abord son innocence en prétendant avoir été dupé. Il fut pourtant prouvé que la voiture du Français avait bien servi à transporter la drogue depuis Marseille jusqu'aux États-Unis et qu'il avait touché dix mille dollars pour cela. Plaidant coupable lors de son procès, le présentateur de Paris-Club fut incarcéré pendant cinq ans. Ainsi, Oury et Jullian imaginèrent progressivement un "road movie comique", un voyage ponctué de gags qui conduiraient les protagonistes de Paris à Bordeaux, en passant par les sites magnifiques de Naples, Rome, Florence, Pise, Le Cap Dramont, ou encore la Cité médiévale de Carcassonne. Ce film sera "Le Corniaud".

aaaaaaa En 1963, lorsque Gérard Oury propose le thème du Corniaud à Louis de Funès, ce dernier accepte immédiatement. Ni vedette, ni inconnu, de Funès tourne cette année-là deux films de Jean Girault qui marqueront une étape importante dans sa carrière : "Faîtes sauter la banque" et surtout "Pouic Pouic". La collaboration entre l'acteur et le réalisateur est excellente, leur troisième film en commun sera "Le Gendarme de Saint-Tropez", juste avant le tournage de "Fantômas et du "Corniaud". Bourvil n'hésite pas non plus à tourner dans "Le Corniaud". Il sort d'un triomphe commercial avec "La Cuisine au Beurre" produit par Robert Dorfmann. Dans ce film de Gilles Grangier, Bourvil partage l'affiche avec Fernandel, avec qui le courant n'est pas passé. Par ailleurs, il espère trouver chez son futur partenaire de Funès plus de sympathie qu'auprès de "Monsieur Fernand". Lorsque le tournage débute, le quatuor Oury - Bourvil - de Funès - Dorfmann est formé et s'apprête à réaliser les plus grands succès populaires de la France gaulliste.

 

Tournage de la scène de l'accident de la route, le 7 septembre 1964, rue de la Montagne Sainte-Geneviève et Place du panthéon à Paris. La 2CV de Bourvil avait été équipée de 250 boulons électriques, afin qu'elle se disloque au moment voulu, par Pierre Durin, chargé des effets spéciaux sur le film.

 

 

aaaaaaa Le tournage du film ne se déroule pourtant pas comme prévu. Dans ses "Mémoires d'Elephant", Gérard Oury rapporte : "On a commencé un mois trop tard, le 1er septembre au lieu du 1er août. Nous étions prêts mais André Bourvil tenait à passer ses vacances avec femme et enfants. En Italie comme ailleurs, il fait souvent mauvais en octobre. [...] Les éléments se déchaînent, le ciel noircit et tombe sur la tête des Gaullois en vadrouille. Il pleut, nous sommes vaincus par la tempête. [...] A Rome, panne d'électricité totale. Depuis la Guerre, on n'a pas vu cela." Le producteur appelle le réalisateur en lui expliquant qu'il dépasse le budget initial et que les fonds sont grevés. En empruntant au Casino de Monte-Carlo, où il avait l'habitude de se rendre, Dorfmann trouve miraculeusement l'argent nécessaire pour continuer le tournage. Le film coûtera finalement 530 millions de francs au lieu de 350.

aaaaaaa Aussi, Louis de Funès, qui n'a pas encore un statut de vedette semblable à celui de Bourvil, craint d'être dévoré par son partenaire. Pourtant, si son cachet est trois fois inférieur à celui de Bourvil, de Funès est assuré par Gérard Oury que son rôle sera d'importance égale à celui de l'acteur normand. Son nom figurera également en haut de l'affiche. Toutefois, le début du tournage semble contredire les propos du réalisateur. Un soir, à la projection des rushes, de Funès se rend compte que Bourvil apparait bien plus que lui à l'écran. Pensant avoir été roulé, il se décide, à Rome, de ne plus tourner. En réalité, de Funès apparaissait peu sur le rushes car la Jaguar MK2 verte qu'il conduisait dans le film avait été démolie par le fils de l'assistant réalisateur, sorti un soir dans Rome pour faire la java. Ainsi, Oury avait été contraint de modifier son plan de travail et, en attendant la livraison d'une nouvelle MK2, de se focaliser sur les scènes de Bourvil. Patrick De Funès revient sur cet incident dans son livre Ne parlez pas trop de moi, les enfants ! : « J'ai lu plus tard que mon père, un temps, se serait livré à un sorte de grève sur le tournage [...]. C'est inexact : il avait bien trop de conscience professionnelle pour cela. [...] en réalité, durant cette très courte période de froid, il ne joua plus que ce qui était écrit [...] sans plus chercher à inventer ni improviser ». Quoi qu'il en soit, cet incident obligea Oury à écrire une scène supplémentaire pour Louis de Funès et imagina le gag de la douche avec Robert Duranton.

 

La scène sous la douche avec Robert Duranton

 

 

aaaaaaa Même s'ils partagent peu de scènes, Bourvil et de Funès - qui n'ont pas joué ensemble depuis "La Traversée de Paris" - s'entendent merveilleusement. Venantino Venantini, qui jouait le Bègue dans le film, se rappelle du tournage: "On parlait de tout avec Bourvil. Pensez qu'à chaque tournage, le soir, sa femme venait me demander timidement : "Venantino, est-ce qu'il a bien tourné mon Bourvil ?" Et moi je lui répondais : "bien sûr !" (rires) En plus, Bourvil racontait toujours de petites histoires sur le plateau... [...] Je garde une image touchante de Louis de Funès. Dans "Le Corniaud", le soir, sa femme aussi venait me demander, "est-ce qu'il a bien tourné mon Louis ?" Un jour, je lui répondis : "pas tellement bien cet après-midi..." Vous auriez dû voir son visage ! Bien sûr, je lui ai expliqué ensuite que c'était une blague. Louis était très religieux et se rendait souvent à la messe en Italie pendant le tournage. Il me parlait de ses chevaux, nous nous entendions merveilleusement bien tous les deux."
aaaaaaa L 'efficacité du duo Bourvil - de Funès, la spendeur des lieux de tournage et la mélancolie de la B.O signée Georges Delerue s'avèrent payantes. Le film attire 5 500 000 spectateurs en 21 mois et réunit finalement 11 740 000 spectateurs, devenant ainsi n°1 au box-office en 1965. A la sortie du film, Bourvil expliquera ce succès par le sérieux de l'équipe : "on a donné chacun de tout son coeur. Ce qu'il y avait en nous de meilleur".

 

Improvisation pendant le tournage à la douane de Menton

aaaaaaa Les responsables de ce triomphe aurait pu donner une suite au "Corniaud", afin d'exploiter à fond les possibilités commerciales d'un titre et de deux personnages. D'ailleurs, l'état major d'une société hollywoodienne ne furent pas insensibles aux recettes enregistrées par "Le Corniaud". Lors d'un repas pris au Carlton de Cannes, les producteurs américains proposèrent à Dorfmann et Oury les droits pour une adaptation, avec Jack Lemmon et Dean Martin dans les rôles de Sarroyan et Maréchal. Le contrat se voulait pharaonique en promettant de très grosses primes et la réalisation de deux films supplémentaires dans les cinq ans. A l'issue du déjeuner, Dorfman dit à Gérard Oury : "Comment veux-tu que l'on s'entende avec des gens pareils ? Ils viennent ici nous proposer un pont d'or et ils n'ont même pas trouvé 90 minutes pour voir notre film..." Ainsi, le producteur et le réalisateur décidèrent qu'il n'y aurait pas de Corniaud 2, pas plus aux Etats-Unis qu'en France. Mais il n'était pas pour autant question d'abandonner toute nouvelle entreprise commune. En outre, sur le tournage du "Corniaud", Oury a proposé à ses deux vedettes une nouvelle réunion dans un futur proche...

 

 

 

La Grande Vadrouille

 

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Affiches française, allemande et belge du film.

 

aaaaaaa Depuis "Le Corniaud", les deux acteurs n'ont cessé de tourner. Bourvil apparaît dans quatre films. Parmi eux, "La Grosse Caisse", réalisé par Alex Joffé et avec Paul Meurisse, dans lequel il interprète brillamment un poinçonneur de la RATP devenant malgré lui complice d'un hold-up. Et surtout "Les Grandes Gueules" de Robert Enrico, tourné dans les Vosges. Aux côtés de personnalités viriles et corpulentes comme Lino Ventura, Michel Constantin, Jess Hahn, ainsi que de la charmante Marie Dubois, Bourvil joue avec une sincérité et une précision incroyable. Son personnage, Hector Valentin, reprend la scierie familiale à l'abandon et ne se montre pas regardant sur le passé des personnes qu'il emploie, c'est à dire des anciens taulards. Transportant à plusieurs reprises de lourdes buches de bois, Bourvil n'est pas moins sincère en mettant sa force physique à rude épreuve. Un rôle à contre-emploi dans lequel il est excelle, comme dans "La Traversée de Paris" ou plus tard dans "Le Cercle Rouge", et qui démontre que Bourvil était un acteur pouvant tout jouer avec un grand talent. Dans l'interview qu'il a consacrée pour ce site, Patrick Préjean témoigne à juste titre : "Sur l'écran, Bourvil était tellement bon dans ses rôles qu'au bout de cinq minutes, il disparaissait derrière son personnage. En quelques instants, ce n'était plus Bourvil que l'on voyait mais juste l'un des personnages principaux du film. Et ça, c'est la marque des très grands acteurs."

 

Bourvil chez lui entre deux tournages (collection Dominique et Philippe Raimbourg, merci à Cyril Forthomme)

 

aaaaaaa L'année 1964 fut également un bon cru pour Louis de Funès - probablement le meilleur de sa carrière - puisque les spectateurs découvrirent cette année-là la chasse au nudiste dans "Le Gendarme de Saint-Tropez", les malheurs du commissaire Juve dans "Fantômas". En 1965, l'acteur reprit l'uniforme : Cruchot embarqua à bord du France pour "Le Gendarme à New York", dans lequel s'enchaîne une succession de gags trouvés par Louis de Funès et le scénariste Jacques Vilfrid, et Juve s'envole pour Rome afin de tourner "Fantômas se Déchaîne". Dans ce second volet, la comédie prend nettement le pas sur l'action : Louis de Funès, devenu le plus grand comique français, donne aux cascades de Jean Marais une importance secondaire.

 

Extrait de "Fantômas", de André Hunebelle (1964), véritable tremplin dans la carrière de Louis de Funès. La scène de l'interrogatoire avec Jean Marais.

 

 

aaaaaaa Le tournage débute dans la Nièvre, sur la route située entre Pouques-Lormes et Anthien. Ce sera la fameuse scène où les protagonistes, ne chaussant pas les mêmes pointures, échangent leurs chausses. Contrairement à celui du "Corniaud", le tournage de "La Grande Vadrouille" se déroule relativement bien, sans impromptus climatiques ou fâcheries. Gérard Oury se souvient que les deux acteurs principaux, qui ont partagé un grand nombre de scènes dans le film, "s'entendaient à merveille car ils s'estimaient. Ils rigolaient comme des bossus dans les coins des décors, trouvant parfois de nouveaux gags pour le film." Toutes les personnes ayant travaillé avec Bourvil se souviennent d'un homme particulièrement bon, gai et sympatique. Le comédien Robert Rollis confiait : " Bourvil était très rigolo, c'était un homme formidable, le coeur au bout des doigts ! C'était un très grand de ce métier, j'ai même vu des stars comme Fernand Raynaud lui demander des conseils."

aaaaaaa Pourtant, ce face à face direct des deux protagonistes ne fut pas sans problème pour Gérard Oury. "Jaillissement, spontanéité, certains acteurs se montrent excellents dès les premières prises. C'est le cas de Bourvil, explique le réalisateur. De Funès, lui, règle son jeu à partir du moment où la caméra tourne. Jusque-là il prend ses marques, tripatouille ses accessoires, répète mezza voce, de sorte qu'à première vue la scène paraît fade. [...] L'un se détériore pendant que l'autre s'améliore. André perd de sa fraîcheur au fur et à mesure que Louis remonte ses mécaniques." Cependant, le professionnalisme et la complicité des deux acteurs arrangent rapidement ce décalage. Mieux encore, les deux comédiens imaginent régulièrement des gags et les proposent à Gérard Oury. Ce dernier les acceptent bien volontiers lorsqu'ils ne s'éloignent pas trop du sujet. Sachant qu'il partage enfin la vedette avec Bourvil, Louis de Funès se sent probablement débarassé de presque toutes ses craintes. Cette situation plus confortable ne l'empêche pas de rester concentré sur son travail. Le régleur de bagarres et cascades Claude Carliez se souvient : "De Funès était un homme drôle et agréable, mais un peu préoccupé et fermé. Comme beaucoup de comiques, il ne passait pas ses journées à faire rire. Il était plutôt concentré et pensait à ses gags. Allaient-ils faire rire ou non ? Il se détendait lorsqu'il avait vu les rushes et qu'il s'apercevait du résultat. A l'inverse, Bourvil était un homme plus détendu..."

aaaaaaa Si les budgets ne sont pas amplement dépassés, la réalisation du film coûte énormément d'argent. La production débourse plus de 10 millions de nouveaux francs pour "La Grande vadrouille". Comme le rappelle le réalisateur, "un gag est matériellement très long à tourner. Plusieurs prises sont consacrées à un seul plan. Alors, lorsque vous avez 1500 plans à tourner pour un film comme celui-ci, cela implique un temps de tournage très long. Et si vous ajoutez la couleur et les voyages de toute une équipe, il faut que le producteur soit d'accord pour verser de grosses quantités d'argent."

 

Tournage de la scène des planeurs à Mende, en Lozère...

 

aaaaaaa A titre indicatif pour les touristes qui ne seraient pas en possession du livre "Sur la Route de la Grande Vadrouille", les scènes en intérieur ont été tournées aux studios de Boulogne Billancourt, notamment celle du bain-turc et celle de l'hôtel lorsque Bourvil et de Funès partagent un même lit. En extérieur, plusieurs scènes furent tournées à Vézelay, à l'aérodrome de Mende - Brenoux (en Lozère, où il est encore possible d'admirer la carcasse de la voiture ayant servi à la cascade finale), à Montpellier-le-Vieux (en Aveyron), mais aussi à Paris, que ce soit Rue de la Faisanderie, à la Gare de l'Est ou encore à l'Opéra Garnier. Par ailleurs, à propos de l'Opéra de paris, le comédien Jacques Bodoin - qui jouait Méphisto - se souvient que "Techniquement, le tournage ne fut pas évident. De grandes précautions étaient nécessaires car la ville de Paris ne prétaît pas aussi facilement l'Opéra pour un tournage, d'autant plus qu'il s'agissait d'une grosse production. J'ai tourné pendant trois jours et j'ai rencontré Louis de Funès à cette occasion. Je ne l'avais jamais vu auparavant mais je le connaissais pour ses interprétations de music-hall dans "Ah ! les belles bacchantes" et "La Grosse valse". Si bien que lorsque je suis arrivé pour tourner le premier plan, je l'ai vu à son pupitre avec un authentique chef d'orchestre qui lui montrait les anticipations qu'il devait avoir. Certes, Louis de Funès était musicien mais pas de là à diriger un orchestre, donc il était conseillé. Par conséquent, avec un si grand nombre de musiciens, le tournage fut assez laborieux et tendu. Lorsqu'il me vit, de Funès ne me serra pas la main et, de loin, se contenta de me demander si j'allais bien. Et puis il précisa : "attention, ici, il n'y en a qu'un qui fait rire" en se montrant lui-même du doigt. C'était pour rire bien entendu, mais c'était son tempérament, assez différent de celui de Bourvil d'ailleurs. En effet, entre les prises, Bourvil passait son temps à faire le couillon, ce qui déplaisait à de Funès qui se montrait beaucoup plus concentré. Par exemple, dans les coulisses de l'opéra, lorsque je plaquais contre le mur Bourvil déguisé en officier allemand, sa casquette bougeait et manquait de tomber. Cet effet faisait rire Bourvil qui en rajoutait ! Et Louis de Funès, se rendant compte que la scène était à refaire, lui reprochait "mais enfin merde, arrête un peu tes conneries" (rires) ! C'est un formidable souvenir car Louis de Funès et Bourvil étaient très complices. Mais, au delà de cette anecdote, je me suis très bien entendu avec de Funès, qui était musicien comme moi et qui avait le sens du rythme. Sur le tournage, il s'imposait et il avait raison car il était non seulement doté d'une intelligence incroyable, mais savait aussi donner du rythme à ses films. Finalement, il avait mérité sa réputation et son statut après avoir ramé pendant tant d'années tout en conservant ce génie en lui. Personnellement, il m'avait déjà impresionné dans "La Traversée de Paris" où il avait un rôle à contre-emploi en interprétant un épicier minable et dégueulasse."

 

Arrivée de Louis de Funès, Terry-Thomas et Bourvil au festival de Cannes pour la promotion de "La Grande Vadrouille" (collection des auteurs).

 

aaaaaaa Le soir de la première de "La Grande vadrouille", au cinéma des Ambassadeurs, à Paris, le producteur Robert Dorfmann, Gérard Oury et ses deux acteurs fétiches mettent près de 30 minutes, à la fin du spectacle, pour remonter les 14 rangs de fauteuils qui les séparent de la porte de sortie. Comme le souligne Pierre Billard de L'Express, "les ambrassades affectueuses dont ils étaient l'objet n'étaient pas toutes sincères, mais elles étaient toutes significatives. Le Tout-Cinéma qui, depuis deux ans, surveillait d'un oeil narquois la préparation de ce hold-up du rire, volait au secours de la victoire." Le lendemain à 14 heures au même endroit, une file d'attente de spectateurs dépassant les quatre-vingt mètres trépigne d'impatience. Dès sa première semaine d'exclusivité, le film attire 108 000 spectateurs.

aaaaaaa Avec ses 17 267 000 spectateurs, "La Grande Vadrouille", sorti le 1er décembre 1966, devient numéro 1 au box-office français. Il faudra attendre 1998, et les 20 millions d'entrées de "Titanic" de James Cameron, pour que le record soit battu, avant d'être dépassé par "Bienvenue chez les Ch'tis" de Dany Boon en avril 2008. Par ailleurs, le film fut sélectionné dans la catégorie "Nomination étrangère" aux Oscars du cinéma en Allemagne en 1967.

aaaaaaa Dans un article paru dans L'Express en décembre 1966, le journaliste Pierre Billard remarque "un petit énergumène frénétique d'un mètre soixante-trois". Selon lui, Louis de Funès a profité du film "pour se faire la courte échelle à lui-même et s'installer définitivement parmi les grands de l'humour." Effectivement, à 52 ans et avec plus de 100 films derrière lui, Louis de Funès arrive enfin à l'apogée de sa carrière. En pleine possession de ses moyens, il devient le comédien le plus convoité du cinéma français. Le journaliste Jean-Marc Loubier considère "son rôle dans "La traversée de Paris" comme l'un de ses plus grands rôles mais bien évidemment la collaboration avec Oury reste fondamentale. Il y a véritablement quelque chose qui s'est passé entre eux, une alchimie, ils se comprenaient et c'est d'ailleurs Louis qui a amené Oury à faire du comique."

aaaaaaa Fort d'un pareil succès, Oury peut sereinement envisager un troisième film. Pourtant, il n'y aura pas dans la foulée une nouvelle confrontation Bourvil - de Funès. Certains ont raconté que le Normand n'aurait pas souhaité tourner immédiatement avec la nouvelle valeur du cinéma français, de peur de lui "servir la soupe". Il est vrai que, en deux années à peine, de Funès est devenu le comédien préféré de l'hexagone qui enchaînera par la suite les plus grands succès commerciaux des années 1960 et 1970. Bourvil préférera partager l'affiche avec un autre comédien. Ce sera Jean-Paul Belmondo, dans "Le Cerveau", réalisé par Gérard Oury et son équipe habituelle.

 

Photos de tournage en Bourgogne et à Mende...

 

La Folie des Grandeurs

 

aaaaaaa Depuis "La Grande Vadrouille", de Funès a enchaîné les tournages, que ce soit sous la direction de Jean Girault ("Les Grandes Vacances", la série des "Gendarmes"), de son ami Robert Dhéry ("Le Petit baigneur"), d'Edouard Molinaro ("Oscar", "Hibernatus") ou de Serge Korber ("L'Homme Orchestre", "Sur un Arbre perché"). Cependant, si ces films enregistrent des recettes importantes et sont appréciés par le grand public, de Funès ne parvient pas à obtenir à nouveau le triomphe du "Corniaud" et de "La Grande Vadrouille". Un nouveau projet avec Gérard Oury est donc le bienvenu. Le réalisateur lui propose une adaptation très libre de "Ruy Blas" de Victor Hugo, dans laquelle il a imaginé Bourvil valet au service de De Funès, un odieux ministre des finances sous l'Inquisition espagnole.

aaaaaaa De son côté, Bourvil n'a pas chômé, en tournant dans des films de qualités inégales. Il est apparu dans deux longs-métrages - loin d'être considérés comme des chefs d'oeuvres - de Léo Joannon intitulés "Trois Enfants dans le désordre" et "Les Arnaud". Il a également travaillé avec Jean-Pierre Mocky pour "La Grande Lessive", dans lequel il retrouve son ami Francis Banche, et avec Terence Young dans "L'Arbre de Noël". Aussi, Bourvil est monté sur les planches pour jouer "Ouah Ouah". Malheureusement, c'est au cours d'une réprésentation à Lyon qu'un kyste le gène derrière l'oreille. Les médecins ne s'y trompent pas : Bourvil est atteint d'un cancer. Malgré la maladie, l'acteur tourne "Les Cracks" d'Alex Joffé, où il interprête un inventeur de bicyclette courrant malgré lui Paris - San Remo en 1901. Professionnel et consciencieux, il ne s'économise pas un instant. Il pédale, il pédale, il pédale, sous une chaleur étouffante... jusqu'au jours où il tombe lourdement de son vélo et finit dans un fossé. De cette chute, il gardera un hématome et des douleurs permanentes dans le bas du dos. Certains pensent aujourd'hui que le choc a réveillé en son corps un rhumatisme ou une arthrose, précipitant sa disparition. En 1969, une visite médicale diagnostique la maladie de Kahler, c'est à dire une décalcification osseuse de la colonne vertébrale. Malgré la maladie, Bourvil donne son accord à Gérard Oury. 1971 sera l'année de la troisième réunion du quatuor Bourvil - de Funès - Oury - Dorfmann avec la sortie de "La Folie des Grandeurs".

aaaaaaa Hélas, alors que la préparation du film est déjà bien avancée, Bourvil s'éteint le 22 septembre 1970. Fortement peiné par la disparition de celui qu'il estimait et admirait, De Funès décide d'abandonner le projet qu'il juge inconcevable sans son ami. Ce sera sans compter la détermination de Gérard Oury qui parviendra habilement à adapter le rôle de Bourvil à Yves Montand. Amusant, fort bien réalisé dans des décors en extérieur somptueux et sur une musique délicate de Michel Polnareff, "La Folie des Grandeurs" est bien accueilli par le public mais ne connaîtra pas le succès espéré par les producteurs.

 

aaaaaaa Bourvil avait le secret du rire comme d'autres ont du charme, une voix d'or, des yeux qui envoûtent ou des jambes qui font rêver. A sa disparition, c'est un de Funès infiniment triste qui déclara : "c'est le meilleur partenaire que j'aie jamais eu et que j'aurai jamais". Au journaliste Guy Teisseire de Ciné Revue lui demandant son meilleur souvenir professionnel, Louis de Funès répondit : "Il y a surtout ceux qui s'en sont allés : Bourvil et Fernandel. Fernandel m'a beaucoup aidé et je lui dois énormément. Il m'a fait travailler sur de nombreux films. Bourvil a été d'une grande gentillesse aussi. Il a accepté mon nom à côté du sien, au dessus du titre, comme d'ailleurs Jean Marais, dans les "Fantômas". Ils ont donné le coup de pouce nécessaire. Grâce à eux, celui qui était toujours en bas de l'affiche s'est un jour retrouvé en haut. C'est important dans une carrière. S'ils m'avaient laissé en bas, j'aurais pu y rester longtemps. Mais, de tous, c'est encore Bourvil dot le souvenir reste le plus vivace pour moi. Je possède des copies de "La Grande vadrouille" et du "Corniaud" en 16mm. Je me les projette de temps en temps. Moi, je ne me fais pas rire. Mais Bourvil m'amuse toujours autant." Dans une autre interview, il commentait : "On s'imagine qu'un comique, c'est un type qui rigole tout le temps, qui fait des pirouettes du matin au soir. Non, on a quand-même une vie normale. Mais Bourvil était très gai à la ville. Moi je le suis moins, c'est vrai. Je ne suis pas taciturne non plus. Je l'étais dans le temps. Maintenant, je suis tout simplement un peu sérieux." En 1980, dix ans après la disparition de Bourvil, Oury parlait de son ami comédien en ces mots : "Bourvil nous laisse son image, sa voix, son rire. C'est un fameux héritage. Un héritage que nous partagons entre cinquante millions de Français. Un héritage que nous ne délapiderons pas, parce que Bourvil, n'est ce pas, c'est un peu ce qu'il y a de meilleur à l'intérieur de chacun d'entre nous."

 

Deux Jeanne à leurs côtés

 

A

Louis de Funès en 1955 (collection des auteurs) et Bourvil(collection Dominique et Philippe Raimbourg, merci à Cyril Forthomme) avec leurs épouses.

 

 

aaaaaaa Loin de vouloir rentrer dans les mœurs sentimentaux de ces deux personnalités, il convient toutefois de parler d'un point essentiel dans le développement de leur carrière respective aussi bien que pour leur épanouissement personnel : l'amour et le respect qu'ils ont portés à leurs femme. Toutes deux s'appelant Jeanne, il est frappant de voir à quel point l'un et l'autre ont pu être influencé, dans le bon ou le mauvais sens selon les nombreuses bonnes ou mauvaises langues, par ces deux femmes qui ont traversé avec eux les affres comme les moments de bonheur de leur carrière. Présentes dès le début, soutien indéfectible face à un monde hargneux, il est difficile de pouvoir imaginer la même carrière pour l'un comme pour l'autre sans elles. Femme effacée et discrète, Jeanne Raimbourg aura néanmoins toujours un œil affûté sur la carrière de son mari, notamment dans le choix des scénaris, Bourvil étant comme à son habitude peut être un peu trop tendre pour se refuser à dire non (encore que cela évoluera au même titre que sa carrière grandissante). Jeanne De Funès deviendra ce que l'on peut appeler l'agent personnel de Louis de Funès, gérant sa carrière jusqu'au moindre détail. Regardante sur tout, elle est une femme avisée, autoritaire, au sens noble du terme et qui sait prendre les bons choix pour servir la carrière de son mari. Présente sur la majorité des films de son mari, elle sera une aide essentielle pour la concentration, le développement et la créativité du jeu de son mari. Elles sont de plus une source d'apaisement, Louis et André sachant à tout moment pouvoir compter sur elle. Il est difficile de pouvoir donner d'autres exemples aussi concrets de longévité de couples soumis pourtant aux histoires, aux ragots et à la pression médiatique peu évidente à porter quotidiennement. Peut être est-ce parce qu'ils ont su les protéger, ne pas les mettre en avant et préférer développer une sorte de jardin secret (terme qu'ils auraient apprécié sans nul doute) qu'ils ont pu écrire ensemble ces belles pages. Alors nul doute que le meilleur moyen de respecter leurs engagements et leurs valeurs sera d'admirer plutôt que de s'introduire, de contempler plutôt que de raconter…nous nous arrêtons donc là !

 

Louis de Funès et Bourvil hors plateau (Bourvil : collection Dominique et Philippe Raimbourg, merci à Cyril Forthomme)

 

Une passion commune : le jardin

 

Louis de Funès dans son jardin au château de Clermont (1981)

 

Bourvil conduit aussi le tracteur...(collection Dominique et Philippe Raimbourg, merci à Cyril Forthomme)

 

aaaaaaa Peu enclin aux soirées mondaines, aux m'as-tu vu et au luxe, Louis et André ont préféré se concentrer sur les valeurs essentielles de l'être humain : le respect de la terre qu'ils foulent, de l'air qu'ils respirent, des éléments qui les font vivre. Connaissant sur le bout des doigts l'ingratitude, la méchanceté et les innombrables fautes des hommes, ils ont préféré se tourner vers des domaines plus nobles : le jardinage et la passion de la nature. Véritable homme de la terre, paysan dès son plus jeune âge et rompu aux travaux des champs, Bourvil a perpétué l'ensemble des valeurs acquises depuis des générations. De descendance noble, Louis de Funès n'en a pour le moins jamais fait état ni considéré que ses mains n'étaient pas faites pour les travaux de la terre au sein desquels il trouvait tranquillité, repos, bonheur, bien être et inspiration. Source de leur imagination, c'est entre les plans de tomates, les boutons d'or et les arbres fruitiers qu'ils se sentaient véritablement hommes. Donnant une véritable leçon de modestie et d'humilité aux nouvelles stars présentes partout sur les écrans, militant aussi bien pour le bio ou les espèces en voie de disparition mais ne sachant faire la distinction entre un poireau ou une asperge, ils savaient qu'entre les murs de leurs résidences privées, ils pouvaient modestement développer leur savoir, à l'abri des raconteurs et de ceux qu'on pourrait baptiser vulgairement " les emmerdeurs " soit disant toujours de bons conseils. Aucune triche avec les légumes et les fruits, seuls la délicatesse, le soin et l'attention comptent, qualités que tous deux portaient au plus profond d'eux-mêmes !

aaaaaaa Selon lui trop inculte, Louis de Funès n'hésita pas à prendre des cours divers allant aussi bien de l'apiculture qu'a la tonte en passant par les boutures. Récoltant son miel, tondant sa pelouse, allant visiter les fermes voisines et s'enquérir de la bonne santé et du confort matériel de ses voisins, c'est proche d'eux que les deux acteurs se sentaient vivre en pouvant de discuter de façon authentique. Sur les plateaux, les deux hommes rivalisaient de conseils et d'astuces aussi bien pour leur propre compte que par amitié envers certains membres de l'équipe technique venus demander conseil. Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette passion du jardinage qui fût parfois le lieu de scènes cocasses comme cette première rencontre entre Georges Brassens et Bourvil alors voisins. Tondant sa pelouse, le comédien vit un jour Brassens venir lui demander conseil pour l'achat d'une tondeuse à gazon ! Une scène qui ne manque pas d'originalité…

aaaaaaa Il est indiscutable d'affirmer que, grâce à cette passion commune, aussi bien Louis qu'André ont su rester les hommes simples et humbles qu'ils ont toujours été alors que certains sombraient inéluctablement dans le mauvais goût et le people. Délicate attention et hommage poétique que d'avoir offert le nom de Louis de Funès à une variété de roses... Rose qu'il aurait sans nul doute protégé et couvé avec l'attention et l'amour qu'on lui connait pour Mère nature !

 

Bourvil et Louis de Funès, un binome irrésistible et inoubliable... La première télédiffusion de "La Grande vadrouille" eut lieu le 1er janvier 1976 sur la première chaîne française. Au total, le film a été diffusé treize fois sur la première chaîne, onze fois sur la deuxième chaîne, et aussi sur d'autres chaînes françaises et étrangères. La onzième diffusion, en 2002, rassembla 9,0 millions de téléspectateurs, et la douzième 9,3 millions.

 

SOURCES - BIBLIOGRAPHIE :

- Avant tout, un grand merci à nos amis Marie Radel et Cyril Forthomme pour leur aide précieuse !!!

- Interviews de M.M. Robert Rollis, Venantino Venantini, Patrick Préjean réalisées par Franck et Jérôme

- BILLARD Pierre, "La Bataille du rire" in L'Express, 19-25 décembre 1966, n°809, p.72-76.

- CHAPEAU Vincent, Sur la Route de La Grande Vadrouille,

- CROCQ Philippe, MARESKA Jean, Bourvil, de rire et de tendresse, Courtry, Privat, 2006.

- HUET Philippe, COQUART Elizabeth, Bourvil ou la tendresse du rire, Paris, Albin Michel, 1990.

- LEGUEBE Eric, Louis de Funès, roi du rire, Paris, Dualpha, 2002.

- LENNE Gérard, Bourvil, c'était bien, Paris, Albin Michel, 2000.

- LOUBIER Jean-Marc, Louis de Funès, le berger des roses, Paris, Ramsay, 1991.

- OURY Gérard, "Bourvil : il était le rire" in Jours de France, 13-19 sepembre 1980, n°1341, p.45-53.

- TABET Georges et André, Le Corniaud, Paris, Fleuve Noir, 1966.

- TABET Georges et André, La Grande vadrouille, Paris, Fleuve Noir, 1967.

- TEISSEIRE Guy, "L'Hommage de Louis de Funès à Fernandel et Bourvil" in Ciné Revue, 4 janvier 1973, n°1, p.34-35.

 

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