Gabin - de Funès

 

AAAAAA Deux géants, deux monstres sacrés du cinéma réunis à l'affiche ! Comptant chacun largement plus d'une centaine de films à leurs filmographies respectives, Jean Gabin et Louis de Funès se sont pourtant relativement peu croisés sur les plateaux de cinéma. Non pas que l'idée ait été ignorée de plusieurs producteurs ou réalisateurs mais les conditions de la réunion posèrent souvent problème. Selon Gabin, ne jamais perdre de vue qu'un bon film doit avoir un triptyque stricte pour réussir : "une bonne histoire, une bonne histoire, une bonne histoire". Et il n'est pas facile d'en trouver une pouvant tenir le poids de ces deux génies d'acteurs. Car disposer deux vedettes de front signifie un équilibre nécessaire et impératif afin que l'un ne soit dépossédé au profit de l'autre. Gabin et De Funès sont tous deux des acteurs de poids mais ont un fonctionnement bien différent, encore que leur approche du cinéma soit quasi similaire. L'un apprend au rasoir son texte et ne sort qu'à de très rares occasions des rails une fois assimilé son personnage et son scénario tandis que l'autre se base sur un comique d'instinct, millimétré mais en constante amélioration. Autant dire que quand l'un trouve sécurité et confort dans ce qu'il lit sous ses yeux, l'autre pense déjà aux modifications qu'il apportera afin d'en retirer la quintessence comique.

AAAAAA Et pourtant leur parcours se ressemble à bien des égards lorsque l'on se penche d'un peu plus près sur leur carrière. Durant de nombreuses années, à l'après-guerre, Jean Gabin peina à redevenir la vedette qu'il fut avant les hostilités tout comme De Funès traina sa frêle silhouette de plateaux en plateaux durant un grand nombre d'années sont pour autant jamais dépasser le simple stade de la figuration. De ces années de disette, Dominique Zardi nous expliquait que chacun d'eux en avait conservé le complexe du petit comédien. A l'époque toujours présents dans les studios de cinémas, ils étaient à l'affût du moindre rôle (ce qui est beaucoup plus vrai pour De Funès que pour Gabin qui trouvait dans cette approche une idée de mendicité qu'il détestait mais dont il dût parfois s'accommoder). Par conséquent, tous les professionnels du métier étaient habitués à les croiser et bien des années après, alors qu'ils furent au sommet, ils gardèrent cette crainte en eux que chaque film soit le dernier, que tout retombe à plat et qu'ils sombrent dans l'oubli. Ainsi sur un plateau, véritables cautions du film, ils se faisaient une obligation (mais aussi un plaisir bien qu'ils ne l'avouaient pas facilement) de rester à proximité pour contrôler chaque geste et action. Encore plus que De Funès, Gabin avait une connaissance de la technique de cinéma qui ne pardonnait aucune faute. Connaissant le placement des caméras et l'utilisation des objectifs, il était difficile de pouvoir lui cacher un aspect du film. Rien ne lui échappait, révélant ainsi son immense exigence professionnelle.

AAAAAA Même angoisse, même inquiétude et donc même anxiété qui les rendaient parfois lunatiques. Ainsi l'un comme l'autre pouvait changer d'humeur et très peu de temps. En ces cas-là, chacun savait se faire discret sur le plateau afin de ne pas les perturber, et plus encore de ne pas subir leur foudre. Non pas qu'ils souhaitaient être désagréables envers quiconque (même si parfois ils furent odieux sans autre motif que leur manque d'objectivité : De funès - Molinaro sur "Hibernatus" et Gabin - Biraud pour "Le Cave se Rebiffe") mais avant de faire du mal aux autres, ils s'en faisaient certainement énormément à eux, se reprochant certainement intérieurement d'être ainsi faits. Car l'un comme l'autre avait une difficulté insurmontable : celle d'exprimer leurs sentiments. A la fois pudiques et d'une extrême timidité, malgré leur statut, Gabin et De Funès eurent toujours beaucoup de méfiance à l'égard des têtes qu'ils ne connaissaient pas et souhaitaient toujours tourner dans des conditions sécurisantes : même équipe technique à chaque fois, contrat signé, aucun bénéfice aux pourcentages mais au contraire un chèque tombant strictement à la date indiquée. Respectant plus que tout les techniciens ils ne s'épanchaient pas en remerciements abusifs ni ne faisaient montre de zèle à leur égard. Ils étaient conscients de leur extrême professionnalisme et souhaitaient donc les avoir près d'eux. Ainsi chez Gabin on retrouvera durant de nombreuses années Jean Rieul (son), Yvonne Gasperina (maquillage), André Brunelin (relation presse), Louis Page (chef photo) et ses réalisateurs favoris, Jean Delannoy, Herni Verneuil, Gilles Grangier et Denys de La Patellière. De Funès aussi saura accorder sa confiance à Anatole et Marie-Madeleine Paris (maquillage), Jean Girault et Gérard Oury (réalisateurs), Jean-Paul Schwartz, Edmond Richard (pour l'image) ou Jacques Vilfrid et Jean Halain (scénaristes).

 

Jean Gabin et les réalisateurs avec lesquels il a le plus tourné après la Seconde Guerre mondiale : (de gauche à droite) Henri Verneuil, Gilles Grangier, Jean Delannoy et Denys de La Patellière (collection famille Moncrogé-Gabin).

 

AAAAAA Même considération envers les acteurs qu'ils appréciaient : Gabin s'entourera aussi souvent qu'il le pourra de Paul Faivre (son oncle dans la vraie vie), Gabriel Gobin, Albert Michel, Hélène Dieudonné, Paul Mercey, Paul Frankeur ou Marcel Pérès. Et lorsqu'on lui demandait pourquoi il s'entêtait à les engager, il avait sans cesse la même réplique, témoignant ainsi de son respect envers eux : "Ben quoi ? Ils sont bons non ?". Et Louis de Funès de permettre à Michel Galabru, Max Montavon, Mario David, Grosso et Modo, Claude Gensac, Carlo Nell, Christian Marin ou Dominique Zardi de venir lui donner la réplique.

AAAAAA Avares dans les compliments mais d'une fidélité de premier ordre donc. Autre point commun : leur légendaire avarice ! Pure légende montée de tout pièce par des esprits mal pensants, Gabin comme De Funès ont fait énormément de dons à divers personnes ou organismes sans que cela ne se sache. Là encore la peur d'être jugés combinée à leur timidité mais aussi leur simplicité d'homme…

AAAAAA Des ressemblances comme celles-ci il pourrait s'en établir des dizaines d'autres : leur préoccupation quasi maladive du bien être de leurs enfants, la longévité de leur mariage et leur fidélité pour leurs femmes, leur peur de la vitesse en voiture, leur simplicité dans les achats de ces dernières (ils ne conduiront qu'en de rares occasions de grosses voitures de luxe, leur préférant les petits modèles français), leur personnalité complexe, leur dualité entre génie comique et manque d'assurance… En bref, deux artistes qui humainement trouvent des points d'échos remarquables. On pouvait donc prétendre à une rencontre au sommet basée sous le signe du rire ? Il n'en fût pas toujours ainsi hélas…

AAAAAA Bien que beaucoup d'auteurs attribuent la première rencontre entre Louis et Jean sur le plateau de "La Traversée de Paris", il semblerait pourtant que cette dernière ce soit déroulée quelques années plus tôt pour le film "Napoléon" de Sacha Guitry dans lequel Jean interprètera le Maréchal Lannes. L'emploi du conditionnel est nécessaire puisque la participation de Louis de Funès pour ce film n'a pu être démontrée avec exactitude.

 

La Traversée de Paris : Une rencontre entre un "vieux débutant" et une "vieille star"

AAAAAA Claude Autant Lara a du se gendarmer afin de disposer du casting idéal pour porter à l'écran son nouveau film dont le sujet est adapté d'une nouvelle écrite par Marcel Aymé et parue dans le recueil "Le vin de Paris". Imposant Gabin et Bourvil dans les rôles phares, ce dernier ne trouvait pas écho auprès de la production qui lui préférait Bernard Blier. Bourvil, considéré comme un comique "paysan" n'a pas encore démontré de réelles dispositions pour le cinéma tragique et attire donc une certaine réticence de la part des "banquiers" du film. Mais fort de son autorité Autant Lara réussira à maintenir Bourvil, au détriment de la fin du film : le producteur Deutschmeister ne voulant pas de Bourvil, il acceptera finalement de le maintenir à la seule condition qu'il ne soit pas fusillé à la fin du film, contrairement à ce qu'Autant Lara souhaitait. De plus, la société de production venant de laisser d'importantes sommes pour le dépassement du plan de travail de "Elena et les hommes", avec Ingrind Bergman, il impose le film suivant en noir et blanc. Autant Lara imposera toutefois de tirer le film sur une pellicule à dominante bleue afin de transposer le ciel parisien d'époque.

 


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AAAAAA Alors que tout est presque prêt, et que le tournage va pouvoir débuter aux studios Franstudio de Saint Maurice, Marcel Aymé écrit une lettre inattendue à Autant Lara dans laquelle il dresse un portrait cinglant de Bourvil dont copie est faite à la presse : "Vous savez aussi bien que moi que Bourvil est à l'opposé du rôle et je ne dis rien de ses qualités d'acteur. J'entends bien qu'il s'agit maintenant de faire commercial à tout prix et de tourner la chose en grosse guignolade mais je ne crois même pas que ce soit là un bon calcul. Bourvil pourra y aller de toutes se bonnes ficelles dans le rôle de Martin. Il ne sera qu'insignifiant (…) " Ambiance….

AAAAAA Durant l'écriture cinématographique de la nouvelle, Autant Lara, assisté de ses hommes de mains Jean Aurenche et Pierre Bost, tentant d'oublier la pression d'Aymé, pense à un figurant précis, presque un troisième rôle, pour une scène majeure du film. Il se nomme Louis de Funès et va se retrouver intercalé entre deux légendes vivantes. A nouveau Deutschmeister fait la moue et ne souhaite pas envisager ce comédien dans la distribution. Autant Lara, pas épargné, devra une fois encore monter au créneau afin de défendre son casting. Le producteur cède encore du terrain mais obtient en échange que le budget du film soit redécoupé en profondeur afin de faire un maximum d'économies.

AAAAAA Plus tard, sur le plateau, les "banquiers" n'auront pas à regretter d'avoir cédé du terrain. De Funès, sans se démonter, bien qu'impressionné par la stature de Gabin mais rassuré par la prévenance et la gentillesse de Bourvil, se lance dans son numéro comique qui surprend Autant Lara. Il avait en effet senti toute la force et la puissance de jeu du petit homme timide. S'il est réservé hors plateau, il bondit en furie sous l'œil de l'opérateur et répond avec qualité et grandeur aux assauts de Jean Gabin : les célèbres " Jambier - Jambier ! " sont nés. De Funès entre dans les scènes d'anthologie du cinéma français.

AAAAAA Gabin, jaugeant l'acteur qu'il a face à lui reconnait en celui-ci une indéniable force comique mais reste quelque peu dérangé par ses excès de gimmicks qu'il appellera des "moulinettes" et dont il fera souvent le reproche à Louis d'abuser. Son manque de sobriété, sa tendance à en faire trop brouille quelque peu le style de jeu de Gabin. Il en faut pourtant de la surenchère pour faire face à un Gabin magistral, élevant la voix et posant le regard sombre sur l'épicier. De Funès ne faiblit pas, là ou d'autres auraient pu s'écraser et laisser la place à la star, il lui vole la vedette et c'est lui que les spectateurs retiennent à la sortie du film, projeté pour la première fois le 20 novembre 1956.

AAAAAA Une seule, mais longue, scène en commun. Quelques jours de tournage tout au plus pour Louis de Funès qui vient pourtant de jouer un joli coup de poker. Il vient de gagner ses derniers galons pour l'accessit au vedettariat. Désormais il peut "tenir" face à un grand (qu'il est d'ailleurs). Il l'a fait face à Fernandel, face à Bourvil, maintenant face à Gabin. De Funès rentre enfin dans le carré d'as des comiques français. Il devient un acteur reconnu par ses pairs.

 


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AAAAAA Le film est un succès immédiat, unanimement salué par la critique. Malgré la bonhommie de Bourvil et le numéro de Funès, il serait bien hasardeux de croire qu'il s'agit d'un film comique. Bien au contraire Autant Lara l'a souhaité aussi noir et inquiétant que le furent ces années.

AAAAAA "Le cinéaste et son équipe abusent ainsi d'un noir et blanc parfaitement contrasté, lui donnant au final un aspect extrêmement inquiétant. Pourtant, à l'origine, le film était prévu en couleurs. Des restrictions budgétaires entrainèrent malheureusement un retour à la simplicité, et en conséquence, une nouvelle approche d'Autant-Lara pour sa mise en scène. Il s'orienta alors vers l'expressionnisme allemand, utilisant jeux d'ombres et figures géométriques à bon escient. En effet, rarement un film évoquant l'Occupation Allemande n'aura paru aussi terrible dans sa représentation, à la fois sombre, désertique, et menaçante.

AAAAAA De la même façon, les personnages ici présentés n'ont rien de glorieux, ou si peu. Martin frappe sa femme par excès de jalousie, Grandgil provoque un véritable scandale dans un café tenu par des pauvres, tandis que Jambier réserve en cachette un incroyable garde-manger pour les besoins du marché noir. Plus étonnant encore, les Allemands eux-mêmes apparaissent moins terribles que la réputation qui les précède.

AAAAAA Ainsi, dans la dernière partie du métrage, l'officier qui retient prisonniers nos deux héros reçoit un étrange coup de téléphone. Le contenu de la conversation ne nous sera pas dévoilé mais celui-ci aura pour conséquence de séparer Martin et Grandgil et d'envoyer le premier en déportation. La caméra s'arrête alors sur le comédien d'Outre-Rhin, Harald Wolf, le regard triste et impuissant devant l'horreur. En somme, un véritable être humain." (http://www.excessif.com/dvd/actu-dvd/dossiers/la-traversee-de-paris-un-film-subversif-4990675-760.html)

AAAAAA Il s'agira néanmoins de la seule confrontation entre Bourvil et Gabin qui ne se recroiseront plus jamais sur un plateau. Dommage lorsqu'on voit ce que leur seule collaboration a donnée. De Funès en revanche recroisera plusieurs fois réciproquement ses deux partenaires.

 

Le Gentleman d'Epsom : une entente (presque) totale

AAAAAA Jean Gabin est dans l'une de ses périodes prolifiques. Même s'il ne fait pas des films émérites, il enchaîne néanmoins les tournages et s'assure une certaine sécurité financière, sécurité dont il a besoin pour entretenir les travaux et les frais généraux de la Pichonnière, son haras de Normandie pour lequel il y consacrait sa vie. Son aura de l'avant-guerre recommence doucement à briller et il prouve qu'il est encore un acteur "bankable". Il vient de triompher dans le film de Grangier "Les vieux de la vieille" et Jacques Bar, sentant le bon filon, a profité de l'occasion pour lui faire signer un contrat comprenant cinq films à réaliser dans les trois ans. Parmi ceux-ci, un scénario tiré d'une nouvelle d'Albert Simonin, "Le Pelousard" que Grangier souhaiterait porter à l'écran. Il ne voit qu'un homme pour interpréter le rôle du commandant Briand-Charmery : Jean Gabin.

AAAAAA Le casting semble idéal puisqu'entourent la vedette Paul Mercey, Jean Lefèbvre, Paul Franckeur, Paul Faivre, Albert Michel, Franck Villard et…Louis de Funès dont sa prestation sur le tournage de "La traversée de Paris" a certainement influencé Gabin.

AAAAAA Sur le plateau l'ambiance est agréablement bonne entre les deux hommes même si Louis de Funès n'apparait véritablement qu'à la fin du film…des mauvaises langues diront que cette apparition tardive sera nécessaire pour éviter de voler la vedette à Gabin. Cette affirmation ne semble pas tout à fait exacte lorsque l'on connait l'adoration qu'il vouait à ses partenaires. Plusieurs fois, André Brunelin l'entendra s'exclamer "C'est chouette un acteur, c'est bath un acteur !" et De Funès n'a pas du échapper à la règle…du moins à cette époque.

AAAAAA Pour André Brunelin, attaché de presse et homme de main de Gabin, "l'efficacité comique de Louis de Funès quand il jouait, son dynamisme fascinaient Jean et surtout le mettaient en joie. J'ai d'ailleurs retrouvé en Louis de Funès la fascination que Jean avait pour certains grands acteurs, et notamment Jules Berry avec qui il avait tourné de longues scènes avant la Guerre. Pour ce film, une scène avait du être refaite de nombreuses fois car Jean ne pouvait se retenir, en plein milieu, d'éclater de rire tant De Funès était drôle. Il m'avait semblé d'ailleurs que celui-ci appréciait mal l'attitude de son partenaire et j'avais compris qu'il le soupçonnait de se moquer de lui. Je l'en détrompai évidemment :
- Mais alors pourquoi rit-il quand je joue ? me demande De Funès sur un ton fort contrarié.
- Mais parce que vous êtes drôle, Louis, lui répondis-je innocemment. Il me fusilla du regard, comme si je venais de l'insulter. De Funès était le plus sérieux des comiques. Il était habité par une sorte de mécanique du rire de l'effet comique qui, par ailleurs, semblait le plonger dans l'angoisse dès qu'il avait cessé de jouer. Chez lui, tout était étudié et calibré au quart de tour, afin de rechercher l'efficacité maximum des effets, tout en gardant le contrôle".

 


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AAAAAA Et comme développé précédemment, André Brunelin justifie aussi la position des deux hommes : "Comme beaucoup d'autres comédiens, De Funès était fragile, sans cesse inquiet, obsédé par un souci de perfection. Ce comportement me semblait assez proche de celui de Jean."

AAAAAA Car ce dernier n'était pas facile sur un plateau. Sans cesse entrain de " renauder " comme il l'admettait lui-même, il pouvait se montrer tout à fait charmant come parfaitement sombre selon les heures et l'avancée du travail. Jacques Deray, assistant de Grangier expliquait la personnalité complexe mais attachante de l'acteur sur un plateau : "Gabin dans les fils avait mauvais caractère, il n'aimait pas attendre et il fallait toujours être à ses côtés. Avec moi tout s'est très bien passé. Ce n'était pas un acteur qui racontait des choses complètement imaginées, il avait sa vie. J'ai retrouvé ça un peu avec Montand quelques années plus tard. Gabin est un personnage qu'on ne peut pas oublier lorsqu'on l'a approché".

AAAAAA Comment dès lors appréhender la personnalité de Gabin ? Enervé des mimiques de Louis lors de leur première rencontre et charmant, rieur et passionné par son travail sur le Gentleman ? Pour Gilles Grangier pourtant, l'entente fut très bonne entre les deux hommes : "A l'époque, Jean Gabin et Louis de Funès s'admiraient l'un l'autre et le tournage a été très agréable. Le rôle plaisait énormément à de Funès. C'était un acteur qui n'était jamais à bout de souffle. Une énergie extraordinaire. Et entre Gabin et moi, il y a eu de véritables rapports de couple : des hauts et des bas, des jalousies, parfois des férocités, du meilleur et du pire, beaucoup de joies et pas mal de grognes." Bien que sa prestation reste relativement brève, Louis de Funès parvient à marquer les esprits face à l'imposant Gabin et force est de constater qu'au cours des deux prestations, il n'a pas flanché ni failli.

AAAAAA Quoiqu'il en soit, même si l'entente n'est pas pleinement chaleureuse, elle reste parfaitement correcte et les deux hommes semblent s'amuser des facéties de chacun bien que leurs attitudes personnelles font bien comprendre qu'ils se jaugent et se méfient l'un de l'autre.

AAAAAA Le résultat du film quant à lui est plutôt bon, sans être exceptionnel. Il en résulte quelques scènes particulièrement excellentes notamment celle de Louis de Funès sur le champ de course assistant impuissant à la défaite de Minotaure.

AAAAAA Sur le net, les critiques et avis divergent quant au résultat final. Ainsi l'on peut lire des critiques en partie pertinentes : "C'est une superbe histoire sur les mondes des courses équestres et de l'arnaque (ce qui en soit, frôle le pléonasme). La qualité du film repose essentiellement sur son tournage en noir et blanc (alors qu'en 1962 la couleur existait), et les dialogues d'Audiard. En outre, la prestation de Jean Gabin est exceptionnelle : Ancien officier, ancien gigolo, fanatique de courses hippiques, l'homme désormais mur conserve allure, prestance et l'esprit acéré pour plumer la volaille. Laquelle ne se fait pas prier, avec mains moites, voix mielleuses, regards torves, etc... Une légende existe à propos de ce film (qui réunit pour la première fois Jean Gabin et Louis de Funès) selon laquelle les deux acteurs ne pouvaient pas s'encadrer mutuellement. Cette légende est exacte concernant l'apparition au générique des deux comédiens, ainsi que leurs rôles prédominants ou dominés (En effet de Funès n'apparait que dans la dernière demi-heure, comme faire-valoir). Un autre différent concerne les convictions personnelles des deux comédiens quant à la considération du rôle de comique : Gabin considère le cinéma comme un job presque ordinaire, réfute son propre talent ainsi que son aspect éventuellement comique, tandis que de Funès n'imagine le cinéma que comme une opportunité, s'efforce de jouer ou surjouer le clown, ce qui lui ouvrira plus tard la porte de la série des "Gendarmes". Cependant, le cinéphile averti ne s'y trompera pas : Si les deux hommes sont excellents, Gabin avait fait ses preuves depuis longtemps dans divers registres auprès de comédiennes talentueuses (Quai des Brumes avec Michelle Morgan "T'as d'beaux yeux tu sais?") tandis que de Funès fourbissait encore ses armes, après de longues années de vache maigre. Et bienheureux qu'un producteur se soit penché sur son éventuelle destinée..."

AAAAAA D'autres sont humoristiques : "Le film semble faire un clin d'œil aux mathématiques. Le commandant ne laisse rien au hasard, il fait miser systématiquement sur chacun des cheveux d'une course, un cheval par joueur. Il est sûr que l'un des joueurs aura trouvé le cheval gagnant. Il est sûr également que tous les autres joueurs seront mécontents et vont lui en vouloir... Paradoxalement grâce au baratin et à sa prestance il conservera le respect de ses "pigeons". Coté pigeon le "corniaud" constituera un volatil de taille !!! Curieusement il emploiera la méthode de Brodewski (sans doute fantaisiste) pour gagner à la roulette, mais c'est visiblement le hasard qui viendra à son secours. Quant à sa nièce, si elle étudie le calcul intégral ce n'est probablement pas pour faire une turfiste émérite."

AAAAAA Un rédacteur du site internet Wikipédia a justement noté qu'il s'agit d'un film curieusement à part dans la carrière du Gabin d'après-guerre. Son analyse est rigoureusement exact : "Il a incarné des représentants de l'ordre (" Razzia sur la chnouf ", " Deux hommes dans la ville ", " Le Pacha ", deux " Maigret "), des truands "sérieux" (" Touchez pas au grisbi ", "Mélodie en sous-sol ", " Le Clan des Siciliens ") ou amusants (" Le Cave se rebiffe "), de hauts personnages (" Les Grandes Familles ", " Le Président "), des grandes gueules hautes en couleurs (" Archimède le clochard ", " Le Tonnerre de Dieu ", " Le Tatoué ") ou des personnages décalés et doux-amers (" Le Baron de l'écluse ", " Un singe en hiver "). Mais, dans " Le Gentleman d'Epsom ", il n'est guère autre chose qu'une vielle crapule assez sordide qui, malgré ou à cause d'un passé que l'on suppose brillant sinon glorieux, se contente de vivre d'expédients minables, "tapant" tour à tour sa tante et sa sœur, escroquant d'autres joueurs et s'abaissant¹ jusqu'à faire le "baron" (compère/complice) d'un bonneteur de champ de courses. Son heure de gloire, c'est payer d'esbroufe - avec un chèque sans provision - dans une soirée de luxe pour éblouir encore une fois une ancienne maîtresse devenue richissime. Il est difficile d'éprouver la moindre sympathie pour ce personnage et c'est bien cela qui est rare chez Gabin qui, méchant ou pathétique, flic ou truand, inspirait une certaine tendresse dans les personnages les plus en marge, même le très cynique Grandgil de " La Traversée de Paris " n'y faisant pas exception. "

 


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AAAAAA La presse spécialisée, elle, est en revanche plus sévère : Sorti dans quatre salles parisiennes (Balzac - Helder - Scala et Vivienne) le film totalisera 174 937 entrées durant six semaines de projection, du 3 octobre au 13 novembre 1962, ce qui est honorable. Pourtant, France Soir évoquera un "film trop facile", tandis que Arts évoquera subtilement un film digne des "rentiers de la pellicule". La prochaine confrontation entre les deux hommes sera face à la caméra de Denys de La Patellière.

 

Le Tatoué ou la seule collaboration de deux vedettes

AAAAAA Dominique Gabin elle-même disait "Jean est resté pour moi une énigme" et de l'aveu d'André Brunelin, homme de main et attaché de presse de l'artiste, "il avait une personnalité complexe, difficile à comprendre mais il était très clair concernant le métier. Il était un des rares acteurs à très bien connaitre la technique on ne pouvait pas tricher avec lui". Et il aimait les comédiens par-dessus tout. "De Funès, lui, n'était pas quelqu'un de très drôle dans la vie et lorsqu'il avait fini de tourner c'était poker face. Il n'avait pas d'humour alors que Gabin en avait beaucoup." En quelques phrases, André Brunelin a parfaitement cerné la relation qui unira les deux hommes durant le tournage. Assez froide. Pas de clash ou de sérieuses engueulades comme a pu relater avec exagération la presse à sensation, mais force est de reconnaître que l'alchimie n'a pas fonctionné entre les deux hommes, à l'exception des premiers jours de tournage en studio. La faute à des statuts de super numéro un qui au lieu de se servir mutuellement se neutralisent pour s'observer et rester sur leur garde. De Funès, pas à l'aise face à la prestance de Gabin lui donne du "Monsieur Gabin" tandis que ce dernier le tutoie. Il n'en faut pas moins pour irriter Jean. D'autant que le jeu de Funès l'énerve toujours autant. Pourtant Denys de la Patellière confiera que les deux hommes se sont très bien entendus durant la première partie du tournage mais que la seconde fut plus difficile. "Leurs deux sièges étaient côte à côte lors du premier jour de tournage et pour la dernière prise, ils étaient chacun d'un côté du studio". En plus de la timidité de ces deux grands hommes, le scénario ne favorise guère la bonne ambiance au travail. D'abord écrit par Alphonse Boudard puis finalisé par le réalisateur et son équipe, la première mouture ne séduisit aucune des deux vedettes. La seconde n'ayant pas eu plus de chance, de La Patellière eu alors l'idée de séparer le contrat en deux. Ainsi il pourrait réaliser un film avec De Funès et un avec Gabin, permettant ainsi d'éviter le clash. Les deux acteurs étaient satisfaits de cette proposition, mais le producteur l'entendit d'un autre œil et souhaitait conserver le duo pour le film. Pascal Jardin fut ainsi appelé en renfort afin de retravailler l'intégralité de l'histoire puis contraint, au jour le jour, d'écrire dans l'urgence les plans à tourner pour le surlendemain.

AAAAAA Un travail de longue haleine donc mais qui reflète surtout l'état de précipitation dans lequel le film fut tourné et son résultat quelque peu bâclé comme l'explique le réalisateur : "Une folie furieuse ce tournage ! Les scènes arrivaient l'avant-veille du tournage, juste à temps pour que le premier assistant s'organise pour les détails de décor et d'accessoires. C'est d'ailleurs pour cette raison que le film a été tourné dans la chronologie aux studios de Boulogne Billancourt." Denys de la Patellière est pourtant un homme de poids dont le travail cinématographique fut très souvent irréprochable. Il venait d'ailleurs de triompher avec Gabin dans un film aujourd'hui resté culte : "Du riffifi à Paname". Fort de ce succès, Gabin lui accorde sa confiance pour le prochain film, ainsi qu'au producteur Maurice Jacquin (par ailleurs associé de Robert Dorfmann). Première erreur de casting : le staff technique qui compose le film, choisi par de La Patellière se révèle être une pure équipe Gabin, exception faite du caméraman Jean Paul Schwartz, de l'accessoiriste Maurice Terrasse et du maquilleur Anatole Paris, que de Funès connait bien. Ainsi de Funès, souhaitant le plus possible travailler dans un climat de confiance avec des gens qu'il connait parfaitement, se trouve mal à l'aise.

 

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AAAAAA A tout bien regarder, de Funès, sur les plateaux où Gabin était vedette, ne fut jamais qu'un troisième rôle. Devenu acteur numéro un au box-office, plus bankable que Gabin, ce dernier s'est peut être révélé méfiant. De Funès aussi est très tendu comme se rappelle le réalisateur : "Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi tendu pendant un tournage. J'avais le sentiment de voir un acrobate monté en haut du mât dans un cirque et qui disait "Je vais me casser la gueule". Il n'arrivait pas à se décider. Je recevais en fin de journée les scènes qu'on devait tourner le surlendemain. Je voyais de Funès le soir et Gabin le lendemain. Louis était d'accord quand on se quittait le soir et le lendemain matin il ne l'était plus, ou l'inverse. Quelque fois il me faisait porter une lettre sur le plateau pour me dire qu'il n'était plus d'accord avec une scène. C'était très difficile. S'il y a bien une chose que détestait Gabin, c'était qu'on discute de la scène au moment du tournage." Et le metteur en scène ajoute : "Et nous savions pourquoi il avait changé d'avis : le véritable problème pour Louis de Funès dans ses rapports avec les metteurs en scène, c'était sa femme qui l'influençait. Elle voulait que, grâce au travail du chef opérateur, son époux ait les yeux bleus. Gabin en rigolait : "Ah les yeux bleus ! Les yeux bleus ! Et bien il n'a qu'à les avoir les yeux bleus !" De Funès confie son mal être sur le plateau devant le micro des journalistes : "En ce moment je fais des gammes parce qu'il faut avoir de la patience avec Gabin. Nos deux personnalités s'affrontent et ça me dérange un peu. Pour le moment, tout ce qui est en boîte est très bon mais au prix de beaucoup d'efforts…j'aimerai me libérer de ces contraintes…Je préfère nettement tourner avec des personnes que je connais parfaitement".

AAAAAA Pour être francs, Denys de La Patellière comptait probablement sur ces deux fortes personnalités pour emballer une pellicule particulièrement maladroite. Au final l'histoire révèle quelques excellents moments mais ne reste qu'une succession de quiproquos. Une critique affirme : "Premièrement, on sent Louis de Funès mal à l'aise dans cette comédie. Certes, encore une fois, l'acteur trouve un personnage à sa mesure. Félicien Mezeray est la caricature du brocanteur imbu de sa personne, intolérant, raciste, bourré de préjugés, narcissique, avare, calculateur et obsessionnel. Pourtant, au contact de l'ex-légionnaire, Mezeray va revoir son comportement. Toujours est-il que Louis de Funès connaîtra des moments difficiles. Indéniablement, le contact et la bonne humeur ne passent pas avec Jean Gabin. Les deux acteurs ont des personnalités opposées. Ensuite, Louis de Funès n'est pas entouré par son équipe habituelle. Il se sent un peu esseulé et obligé de partager l'affiche avec un monstre aussi charismatique que lui. Denys de La Patellière tentera bien de mettre en valeur ces deux grands noms du cinéma : partie de camping, exercice militaire ou encore un match de boxe entre les deux hommes. Mais rien n'y fait. La sauce ne prend jamais ou alors très rarement. En vérité, "Le Tatoué" est surtout un petit nanar qui permet à ses deux stars de rivaliser dans l'art du cabotinage." L'analyse globale est quand même sévère mais le presse spécialisée ne sera pas plus tendre envers la mouture finale.

AAAAAA Sorti le 18 septembre 1968 dans cinq cinémas parisiens, il connaitra un succès honnête auprès du public même si la confrontation des deux hommes aurait du permettre un nombre d'entrées bien supérieur que les 80 000 places de la première semaine…d'autant plus que le seul De Funès est déjà parvenu à attirer plus de 70 000 personnes sur sa seule tête. De plus, il ne restera en tête du box officie que pour trois courtes semaines. Pas un grand film au final ? De Funès s'en justifiera : "C'est un mauvais film un point c'est tout. Je n'aurai pas du tourner cela, finalement tout ce qui est arrivé est de ma faute je l'avoue : l'idée de tourner au côté de Gabin c'est moi qui l'ai eue et personne d'autre. Résultat au bout de trois jours, Gabin a dit à un journaliste : "Qui c'est ça De Funès ?" Et durant le tournage nous n'avons plus échangé un mot…au fond tout cela est normal car Gabin ne s'intéresse absolument pas au cinéma".

 


Bande-annonce du film par 110laurent

 

AAAAAA En 2012, Denys de La Patellière réalise un bilan sur son film : "Quand on connaît les circonstances, c'est déjà un miracle que nous soyons arrivés à faire ce film, et en plus qu'il ait marché. Je ne repense jamais à ce film, je n'y tiens absolument pas car il m'a été imposé. Bien sûr, des scènes m'ont amusé, on a pris du plaisir avec Pascal à en préparer quelques unes, mais c'était quand même du grand n'importe quoi. Même s'il m'arrive de le revoir s'il passe à la télévision, "Le Tatoué" n'a pas à mes yeux la même importance qu'un film comme "Un Taxi pour Tobrouk". Si ce film est resté dans les mémoires, c'est en grande partie grâce à Louis de Funès qui a connu une popularité extraordinaire."

AAAAAA Cette dernière confrontation laisse donc un goût amer, aussi bien humainement que professionnellement entre les deux hommes. On ne peut que regretter que parvenu au sommet de leur art, une telle confrontation ne prit pas alors que les films d'Oury consacrant le tandem De Funès - Bourvil furent de véritables succès artistiques et commerciaux. Contrairement à certains critiques qui ne se basent que sur le style comique des acteurs pour justifier de leur mésentente, il est fondamental de ne pas perdre de vue la psychologie des deux hommes qui se recoupe en bien des aspects, se neutralisant donc plutôt qu'à être véritablement complémentaires. Des trois confrontations, c'est encore "La traversée de Paris" qui laisse un meilleur souvenir. Une seule et unique scène qui restera dans l'anthologie du cinéma français face à deux films postérieurs qui ne laisseront pas de souvenirs impérissables.

 

Crédits :
- Bertrand Dicale, "Louis de Funès - Grimaces et Gloires".
- DVD TF1 Vidéo : "Le Gentleman d'Epsom", bonus et interviews de Jacques Deray et André Brunelin.
- Interviews de Denys de la Patellière des auteurs (2008 et 2012)
- Interview de Dominique Zardi des auteurs
- DVD Canal +, "Le Tatoué", séquences des bonus

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