Chronique d'un film

 

LES TORTILLARDS

ou les "petits" films à l'aube de la gloire (1960)

 

 

aaaaa Le grand public admiratif du jeu de Louis de Funès a régulièrement tendance à se focaliser sur les grands classiques du cinéma français signés Gérard Oury, les Fantomas et autres Gendarmes... en oubliant que ce jeu comique s'est précisément forgé bien des années plus tôt par l'accumulation de troisièmes ou quatrièmes rôles, voire de la simple figuration. Erreur !! Il serait en effet injuste de passer à côté des "petits" films, dont "Les Tortillards" fait partie, car même si certains se révèlent être bien modestes, tant au niveau de la réalisation que de l'intrigue, il n'en reste pas moins qu'ils avaient pour la plupart l'avantage, l'époque et le statut des personnalités aidant, de réunir de futurs grands noms du cinéma français pour de véritables bouchées de pains.

 

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qa Une troupe joviale sous la direction de Jean Bastia

 

aaaaa Au programme de ce film ? Un scénario simpliste, (trop) léger : une histoire d'amour impossible entre le fils d'un industriel et la fille d'un comédien, globalement sauvée par quelques gags amusants. Mais bien avant la pauvreté du scénario, "Les Tortillards" reflètent avant tout une ambiance détendue, une simple réunion de copains de cabarets et de music hall pour le plaisir de jouer ensemble, sans attitude méprisante ou puérile. "Les Tortillards" constitue ainsi un exemple flagrant de cette époque cinématographique dans laquelle chaque acteur venait apporter sa contribution, d'abord pour le plaisir d'être avec leurs "potes" du métier, mais aussi - il faut bien le reconnaître - pour se démener afin de sauver les films de série B dans lesquels ils avaient accepté de jouer et - enfin - pour payer leurs impôts. La comédienne Danièle Lebrun le confirme : "Pour ce film, je garde un bon souvenir des personnes avec qui je travaillais, comme Roger Pierre et Jean Richard, qui étaient vraiment sympas. Les comiques de cette époque comme De Funès, Fernand Raynaud, Paul Préboist avaient une vraie personnalité. Ce qui est regrettable, c'est qu'ils acceptaient de tourner dans des films nullissimes dans lesquels ils fabriquaient juste quelques bons sketches, sans jamais avoir réussi à fabriquer eux-mêmes leurs propres films comme de grands burlesques américains. Pourtant, ils auraient été capables de le faire ! C'est dommage..." Et Christian Marin se souvint que le tournage se déroula dans les environs de Senlis et d'Ermenonville avec un grand nombre de scènes extérieures. Pour lui, "Les Tortillards" étaient "un film à la limite de l'artisanat, à la bonne franquette". Peut-être est-ce grâce à cette ambiance de tournage que le film dégage cette bonne humeur globale qui constitue la principale originalité du film.

 

Louis de Funès avec Jean Richard

 

aadaa Que dire des principaux acteurs des "Tortillards" ? Outre Louis de Funès, les personnages principaux sont interprétés par Roger Pierre et Jean Richard. Dans cette comédie signée Jean Bastia, humble réalisateur qui ne canalise pas ses comédiens lorsque ceux-ci entrent en action, chaque acteur devient alors un électron libre, n'hésitant pas à improviser, à soumettre une trouvaille susceptible d'être drôle, avec des résultats à l'écran très aléatoires. Le réalisateur Marcel Bluwal rappelle d'ailleurs que les acteurs tournant avec Bastia étaient quelque peu livrés à eux-mêmes : "Jean Bastia faisait un cinéma qui se savait bas-de-gamme et qui n'avait aucune prétention, si ce n'est celle de faire rire. Il considérait que ce qui le faisait rire ferait forcément rire le public. Il accordait une très grande liberté aux comédiens qui faisaient plus ou moins ce qu'ils voulaient". Louis de Funès a déjà tourné avec ce réalisateur, un an plus tôt, dans "Certains l'aiment... froide !", comédie navrante aux ressorts comiques un peu éculés. Néanmoins, d'après les témoignages que nous avons recueillis, il semblerait que Jean Bastia était très "client" du jeu de Louis de Funès qu'il semblait beaucoup apprécier. Il n'en était vraisemblablement pas de même pour le producteur exécutif du film Edgar Roulleau. Ainsi, le comédien Roger Pierre avait confié à Eric Leguèbe que le cadre de la maison Horizons Cinématographiques lui avait dit à propos de De Funès : "Ecoute, je ne supporte pas cet artiste qui fait ton père. Comme c'est un ami à toi, tâche de lui dire qu'il en fasse moins. Il en fait beaucoup trop ". Comme beaucoup en effet, certains devaient être irrités quelque peu par le jeu de Funès, qu'ils jugeaient "chargé", sans toutefois ne pas renier sa terrible efficacité. En effet, lorsqu'un bon acteur "sert" le film, il est préférable de prendre celui-ci avec des pincettes et de garder patience plutôt que de l'affronter directement au détriment de la qualité finale de l'ensemble. Cette situation, que Louis de Funès devait connaître à plusieurs reprises dans sa carrière, lui permit aussi de forger sa personnalité et de se préserver de cet univers qu'il côtoyait uniquement de manière professionnelle.

aadaa Il y aurait également beaucoup à dire sur les seconds rôles de ce film : il est agréable de retrouver des personnes déjà proches de Louis de Funès ou qui par la suite devaient devenir de véritables complices. Si l'on pense évidemment à Christian Marin, futur gendarme Merlot, il s'agit aussi de se remémorer l'excellent Robert Rollis des Branquignols ou encore Madeleine Barbulée, qui sera présente à plusieurs étapes de sa vie (dans "Ni vu, ni connu" en 1957 ou dans "L'Avare" en 1979 par exemples). A noter aussi les apparitions toujours excellentes de seconds rôles comme Mario David (le masseur dans "Oscar") Pierre Mirat ("Comme un cheveu sur la soupe" en 1956, "Ni vu, ni connu" en 1957, "Le Tatoué" en 1968), l'inévitable Albert Michel ou encore Nono Zammit.

 

Les seconds ou troisièmes rôles du film : Danièle Lebrun, Nono Zammit avec Albert Michel (en gendarme), Mario David, Robert Rollis, Pierre Mirat, Madeleine Barbulée et Robert Destain.

 

aaaaa Le casting, s'il n'est pas très impressionnant, demeure finalement assez plaisant, agrémenté de personnages sympathiques et joviaux. On pourra regretter évidemment un casting plus ambitieux comme on a pu en rencontrer dans "Le Diable et les dix commandements", où sont crédités au générique Lino Ventura, Michel Simon, Alain Delon, Louis de Funès, Jean Claude Brialy, Fernandel, Charles Aznavour, Danièle Darrieux, Françoise Arnoul ou encore Georges Wilson. Mais ces castings exceptionnels étaient difficiles à réunir, ou alors réclamaient des budgets nettement plus importants que celui des "Tortillards". Par ailleurs, il fallait tenir compte des considérations financières, marketing, professionnelles ou personnelles de chaque acteur.

 

 

qa Louis de Funès, à l'aube du vedettariat

aadaa Des trois principaux acteurs du film - Roger Pierre, Jean Richard et Louis de Funès - aucun ne s'impose véritablement et parvient à tout rafler. Le comédien Christian Marin nous rapportait que Louis de Funès, pas encore star du cinéma en 1960, et Jean Richard s'entendaient comme larrons en foire, tous les acteurs étant au même niveau, sans hiérarchie aucune ! Dans le fascicule des éditions Atlas consacré au film, Louis de Funès est décrit "comme n'étant pas le plus déluré de la bande. Il est même plutôt réservé, mais il lui arrive régulièrement de faire des imitations savoureuses. Il fait notamment des reprises inoubliables de son rôle dans la pièce "Oscar" avec laquelle il a déjà fait une tournée en Afrique". Et Jean Richard lui aussi d'y aller de sa petite anecdote : "Un film d'une extrême drôlerie, avec des partenaires aussi peu tristes que Louis de Funès, Roger Pierre et Christian Marin. Chez moi, de temps à autre, je me repasse la copie et je ris toujours autant".

aadaa Plusieurs pistes laissent à penser que Louis de Funès n'accorda pas une grande valeur - ni une estime - à ce long-métrage. D'une part son rôle assez simple, qui relève presque du second rôle, ne lui permettait pas de mettre en valeur toutes ses qualités, si on excepte la scène où il se montre très explosif envers son fils dans l'une des premières scènes du film, puis le plan où il frappe à la porte de Jean Richard comme un forcené, montrant déjà l'énergie, l'angoisse, l'impatience qui devaient caractériser plus tard plusieurs de ses célèbres personnages (Cruchot, Juve, Fourchaume etc...). D'autre part, Louis de Funès se trouvait en 1960 à un tournant de sa carrière. Après avoir connu des semi-échecs commerciaux et/ou artistiques à la fin des années 1950 avec les premiers rôles qui lui avaient été confiés ("Comme un cheveu sur la soupe", "Ni vu, ni connu", "Taxi, roulotte et corrida"), il fut contraint de "revenir" vers des films de série B comme "Les Tortillards" pour poursuivre sa carrière cinématographique qui ne devait pas décoller avant 1964. Enfin, "Les Tortillards" fut réexploité en salles en 1968, une fois de Funès devenue vedette, ce que le principal intéressé considérait comme une trahison pour lui comme pour le public. Pour ces raisons, nous comprenons pourquoi Louis de Funès n'a jamais répondu "Les Tortillards" à un journaliste lui demandant les titres des films qu'il a préféré tourner !

aadaa Bien qu'il interprête un personnage peu intéressant, Louis de Funès travaille son jeu, bien huilé, tout en rythme avec un tempo rapide qui sera la marque de fabrique si caractéristique de ses futures grandes compositions. Olivier de Louis de Funès a, dans le fascicule Atlas, bien repéré l'optique principale du film : l'incompréhension de certains parents face à l'avenir de leurs progénitures. Sujet toujours d'actualité dont il est intéressant de noter qu'il a peu évolué au fil des années. Aujourd'hui encore nombre de scénarios s'inspirent de cette ligne directrice, à des degrés divers qu'il ne sera en l'espèce pas utile de développer afin de ne pas s'éloigner du sujet qui nous intéresse. Christian Marin, comme toujours charmant et disponible, se remémorait avec nostalgie l'extrême gentillesse de De Funès lorsque le matin, passant parfois le chercher en voiture pour aller tourner, il lui racontait sa vie, ses souvenirs et ses conseils en jardinage. Des souvenirs très agréables pour l'acteur qui au fur et à mesure deviendra un fidèle de Louis de Funès au point de devenir le fameux gendarme Merlot.

 

 

Louis de Funès dans deux extraits du film

 

 

aadaa A l'époque du tournage, Louis de Funès enchaîne les marathons cinématographiques puisqu'en deux ans on le retrouve dans pas moins de sept films : "Fripouillard et Cie", "Mon pote le gitan", "Certains l'aiment... froide ! ", "Les Tortillards", "Candide", "Le Capitaine fracasse", "Dans l'eau... qui fait des bulles !" ce qui fait dire à Brigitte Kernel dans son ouvrage qu' "à ce moment de sa carrière Louis de Funès ingurgite à qui mieux mieux de la vitamine C et fume d'autant plus qu'il tente d'arrêter. Le travail terminé il rentre chez lui, il n'a pas d'amis. Ceux qui le qualifient d'amis ne sont en fait que des complices professionnels." Une description sans aucun doute un peu exagérée. Certes l'homme est secret, pudique et tente de préserver son intimité et celle de sa famille, mais pas au point de définir un Louis de Funès qui au fil des ans "devient de plus en plus sauvage".

aadaa Il n'est pas inutile de noter tout l'intérêt et l'efficacité qui ressort du duo De Funès/Marin, qui pour leur première collaboration fonctionne à merveille et semble aussi prometteur que les futurs De Funès Dynam/Grosso-Modo/Droze/David…Chauffeur un peu mou, lent aussi bien dans sa diction que dans ses gestes, ce rôle constitue déjà une facette qui lui restera longtemps collée à la peau, le cinéma français étant particulièrement friand de cataloguer et d'étiqueter les acteurs en fonction de leurs compositions. Ici débute la hiérarchie patron/valet qui fonctionnera encore à merveille dans "Pouic-Pouic". Hiérarchie qui, il faut bien le reconnaître, est très astucieusement tournée en dérision puisque le faire valoir qu'est Marin aura toujours les idées, les trouvailles tandis que la patron, réputé bourgeois donc intelligent, passera le plus clair de son temps à "brasser de l'air" et à tourner en rond pensant être le seul d'efficace. C'est là tout l'intérêt de leur comique partagé. Comique que Louis de Funès avait déjà eu l'occasion de tester, en en mesurant toute l'efficacité, avec des partenaires tels Jacques Jouanneau qui nous confiera que leur tandem " fonctionnait bien car ils étaient comme deux clowns , l'un blanc, l'autre auguste ". Ici s'illustre tout l'intérêt qu'a eu le réalisateur de placer les acteurs à égal niveau, permettant ainsi de pouvoir bénéficier de jeux et de compositions complémentaires. Aucun ne tire la couverture à soi ce qui fait dire à Pascal Djemaa dans son ouvrage "Louis de Funès, le sublime antihéros du cinéma" que "Jean Bastia a su faire un parfait divertissement en soignant le scénario grâce au concours grâce au concours de Pascal et Jean, les fils [sic]. Les quiproquos et autres péripéties font de ces "Tortillards" un bijou des sixties complètement indémodable". Chacun est libre d'avoir son avis sur le film...

 

 

 

aadaa Pour conclure, il serait dommage de passer à coté de ce film prétextant l'excuse si souvent invoquée du noir et blanc ou de l'ancienneté. Bien sûr on ne retrouve pas l'esthétisme d'un Gérard Oury, les dialogues d'un Michel Audiard, les arrangements d'un Michel Colombier ou les décors d'un Max Douy, mais qu'importe... Il est vrai aussi que le film présente quelques gags téléphonés, des longueurs (moins soporifiques que sur "Certains l'aiment... froide !" cependant). Il serait même dérisoire de le comparer à d'autres longs-métrages comme "La Grande vadrouille" ou "La Folie des Grandeurs". Un film simple, léger, divertissant et qui n'a d'autres prétentions que celle de faire rire. En clin d'œil, nul doute que Louis de Funès se sera quelque peu retrouvé au sein de l'équipe du film puisqu'à cette époque, sa notoriété grandissante, il aura peut-être eu un pincement au cœur en voyant les galères d'acteurs et de comédiens presque amateurs avançant au gré des péripéties et des difficultés…presque un rôle de composition puisqu'il l'avait si bien connu…

 

La troupe salue lors de la scène finale

 

Crédits :

- Entretien des auteurs avec Christian Marin, Danièle Lebrun et Marcel Bluwal, Jacques Jouanneau, Roger Pierre, Robert Rollis, Jean Marc Loubier.

- Fascicule Editions Atlas " Inoubliable Louis de Funès ", édition "Les Tortillards".

- Les ouvrages de Jean-Jacques Jelot-Blanc, Brigitte Kernel, Eric Leguèbe et Pascal Djemaa.

- Photos collection des auteurs, sauf captures d'écran collection René Chateau et une illustration Collection Atlas Editions.

 

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