Danièle LEBRUN et Marcel BLUWAL

 

aaaaer Rencontrer Danièle Lebrun et Marcel Bluwal dans le cadre de notre site internet, c'est bien évidemment l'occasion d'évoquer Louis de Funès à un moment de sa carrière (1960-1963) où il tenait la vedette au théâtre (« Oscar ») et dans des films médiocres signés François Gir, Jean Chérasse ou Jean Bastia, tout en acceptant des seconds rôles intéressants – « La Belle américaine », « Carambolages », « Des Pissenlits par la Racine » – peu avant de devenir la grande vedette que l'on sait. Nos discussions ont immanquablement dévié vers le comédien.

aaaaer Mais au fil d'un entretien à bâtons rompus, les sujets abordés ont parfois dépassé le cadre du spectacle. Ainsi, Marcel Bluwal et Franck évoquent brièvement quelques historiens et géographes célèbres, comme Emmanuel de Martone ou Ernest Lavisse, avant de discuter sur l'œuvre de René Rémond, auteur des « Droites en France ». Le réalisateur, qui a signé « A droite toute » en 2009 pour la télévision, est un érudit averti. Et lorsqu'il est question de théâtre et de télévision, le couple parle en connaissance de cause. Lui est l'un des réalisateurs français les plus prolifiques pour le petit écran, rentré Rue Cognac-Jay en 1949. Son épouse est connue du grand public pour son rôle dans « Vidocq », mais elle a aussi marqué les esprits en incarnant Madame de Gaulle, un rôle de composition. Plus récemment, elle a joué avec Patrick Sébastien dans « Monsieur Max et la rumeur », diffusé sur France 2. Au cinéma, elle a tourné dans « 588, rue Paradis », testament cinématographique d'Henri Verneuil. Elle a aussi tourné sous la direction de Mathieu Kassovitz (« Assassin(s) ») et à plusieurs reprises pour Claude Berri (« Uranus », « La Débandade », « Ensemble, c'est tout »).

aaaaer En nous installant, nous échangeons quelques mots sur Fernand Reynaud, Stellio Lorenzi, sur Audiard et son obsession d'adapter « Voyage au bout de la nuit » puis nous en venons rapidement à « Carambolages ». Le film, encore diffusé à la télévision, a connu de multiples rééditions en VHS puis en DVD, même en Blu-Ray. Chez Marcel Bluwal, l'étonnement semble l'emporter sur la satisfaction ou la fierté. « Il est sur le point de devenir un film culte », précise-t-il, pantois. Vient alors la première de nos nombreuses questions, très simple : « quand et comment avez-vous connu de Funès ? » Nous débattons pour savoir lequel des deux racontera en premier sa rencontre avec le comédien. Faisant référence au film "Les Tortillards" tourné en 1960, Marcel Bluwal s'adresse à son épouse : « Puisque tu l'as connu avant moi, vas-y ». Et nous commençons à remonter le temps...

 

 

Interview de Mme Danièle Lebrun et de M. Marcel Bluwal
du 20 octobre 2014 par Franck et Jérôme

 

 

- Madame Lebrun, vous débutez votre carrière en entrant à la Comédie-Française. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez été engagée dans « Les Tortillards » ?

- J'étais effectivement au Français mais je m'y embêtais, si bien qu'après dix-huit mois j'ai demandé un congé pour tourner dans ce film et faire d'autres choses. J'ai joué ensuite dans « Le Mouton » avec Fernand Reynaud. Comme ces premiers films étaient des « sous-merdes », je me suis dit que cette filière n'était pas mon métier... et j'ai peut-être eu tort. Car lorsque je vois la carrière de Jeanne Moreau, je me rends compte que ses débuts ont été identiques, elle a commencé dans de petits films avant d'obtenir des rôles plus intéressants. Les films avec Jean Richard, Roger Pierre et Jean-Marc Thibaut étaient pour moi des expériences marrantes et payées, mais je ne voulais pas rester dans ce type de cinéma. Comme j'étais passée par le Français, j'ai donc préféré privilégier ma carrière théâtrale.

 

- C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas poursuivi votre première expérience de radio au début de votre carrière...

- Oui c'est exact. Sur Europe 1, j'animais avec Francis Blanche une émission où il fallait une jeune fille qui avait de l'humour. Nous déconnions, c'était amusant, mais j'ai arrêté lorsque je me suis rendu compte que je ne voulais pas faire des choses aussi vulgaires.

 

- Vous êtes partie assez rapidement du Français, avant de rejoindre « Oscar » ?

- Oui, j'en suis parti d'abord pour jouer avec Michel Roux au théâtre Daunou, puis on m'a demandé pour « Oscar ». Je pense que c'est Pierre Mondy qui m'a fait venir car j'avais déjà travaillé avec lui lorsque j'avais 15 ans dans « Les Sorcières de Salem ». Mon rôle n'était pas très grand mais de Funès m'a rapidement eu « à la bonne », ce que j'ai compris beaucoup plus tard. Vous savez, lorsque vous n'avez pas confiance en vous et que vous êtes jeune, vous vous dites « il m'aime bien » et puis c'est tout. Je ne réalisais pas qu'il m'aimait beaucoup. D'ailleurs, lorsqu'on lui a demandé d'enregistrer une scène sur un disque pour une offre promotionnelle parue en supplément d'un magazine, il a choisi la seule scène que nous avions ensemble.

 

- Vous rappelez-vous de la scène en question ?

- C'était une scène qui marchait admirablement dans laquelle j'étais le clown blanc. Mon personnage, qui venait à sa rencontre, n'était pas celui qu'il croyait être. Il y avait donc confusion, quiproquo et, lorsque je me présentais devant lui, il me disait simplement « on se tait » en me faisant un signe de la main devant sa bouche. Mon personnage se demandait alors pourquoi on lui demandait de se taire. Et plus je faisais l'idiote qui ne comprenait pas, plus de Funès pouvait en faire! La scène plaisait au public car lui-seul comprenait la situation qui était confuse pour les deux personnes en scène. Il imaginait plein de choses pour me faire taire : il répétait « on ne fait rien ! », « on la ferme ! » en faisant mine chaque soir de se scotcher ou de se bâillonner la bouche. Si je l'avais jouée « complice » en répondant « oui d'accord », ça n'aurait pas marché. Il fallait que mon personnage soit sincère, ahurie, silencieuse, en faisant les yeux de poule d'une fille stupide.

 

Danièle LEBRUN avec Guy BERTIL et Louis de FUNES dans "Oscar" à la Porte Saint-Martin (1961)

 

 

- A notre connaissance, vous avez quitté la pièce pendant qu'elle était jouée à la Porte-Saint-Martin, est-ce exact ?

- Quand je lui ai annoncé que j'avais un contrat pour jouer trois mois « Huit Clos » et « La Cantatrice chauve » d'Ionesco, Louis de Funès a été absolument furieux. Mais j'avais la permission du patron du théâtre Jean-Jacques Vital. A cette époque, j'avais 23-24 ans et ça commençait à bien marcher pour moi. De Funès a été furieux que je parte et content que je revienne. Déjà parallèlement à « Oscar », je jouais « Spéciale Dernière » à la Renaissance où Pierre Mondy m'avait engagé. Chaque soir, je faisais des allers-retours entre les deux théâtres, jouant une scène à la Porte-Saint-Martin, puis à la Renaissance et ainsi de suite... J'ai joué ces deux pièces pendant un mois, c'était une sorte de gymnastique comparable au cabaret, que je connais à nouveau aujourd'hui, car je suis actuellement au cabaret Barbara et je vais reprendre « Un Chapeau de Paille d'Italie » [ndlr : pièce de Labiche déjà jouée à la Comédie-Française en 2012].

 

- Quel premier contact avez-vous eu avec Louis de Funès ?

Danièle Lebrun – On m'avait prévenu qu'il n'était pas un mec marrant, or lui et sa femme ont été très sympas avec moi. Je pense qu'il a ressenti que je n'étais pas à ses pieds dans l'intention de devenir une star. De plus, lorsque je jouais, je voulais me faire plaisir et surtout que la pièce fonctionne pour faire plaisir au public. C'est surtout sur ce point qu'on s'est retrouvés. Il n'était pas du genre à partager autre chose que son travail. Fufu avait sa vie de famille, qu'il ne mélangeait pas au théâtre, c'était sa vie privée. De Funès n'était pas un mec qui prenait tout pour lui, le genre à tirer la couverture. Ce que j'ai appris à ses côtés portait sur la sincérité pour le public et sur la mécanique du rire. Un jour, à propos d'une scène qu'il jouait avec Guy Bertil et qui se terminait sous les applaudissements, il m'a pris à part dans les décors et m'a dit : « Regarde bien la mécanique. Tu vois ? Là on a besoin des applaudissements du public pour faire monter la pièce. Mais il faut que le partenaire soit bon. S'il est pourri, ça ne marche pas. Moi, je veux que les applaudissements marchent tous les soirs, que ce soit moi ou un autre que les provoquent. » Puis il a ajouté « mais ce soir, je vais te montrer comment on peut pourrir un applaudissement, regarde bien car je ne le ferai qu'une fois ». Sa scène avec Guy Bertil est arrivée, de Funès est entré en scène, s'est assis sur le canapé et ils ont joué tous les deux. A la fin de la scène, Guy Bertil sort avec les rires du public mais soudain, de Funès se retourne vers lui, comme s'il s’apprêtait à lui dire quelque chose, mais ne dit rien du tout. Le public, croyant que de Funès allait agir, a attendu et n'a pas applaudi. Et de Funès m'a dit, « tu as vu ? La mécanique ! »

Marcel Bluwal – c'était un spécialiste de la mécanique du rire, mais lui-même ne se trouvait pas bon sur « Carambolages ». Il ne tirait pas la couverture à lui, d'autres comédiens que lui l'ont fait, c'est ce qu'il y a de plus détestable dans le métier.

 

- Quels souvenirs gardez-vous de l'auteur Claude Magnier ?

Danièle Lebrun - Sa pièce n'était pas minable, plutôt bien écrite et pas vulgaire. Un soir il a invité toute l'équipe chez lui pour faire une fête. Louis avait peur de Jeanne, il avait prévenu sa femme qu'il n'y passerait que pour prendre un verre. Or, l'ambiance était formidable, il y avait même Poiret et Serrault ! Le temps passait et Jeanne est arrivée pour récupérer son mari. Louis a eu la trouille et je me rappelle que Mario David est intervenu. Il était très costaud et, assez ivre, il s'est montré chaleureux en prenant Jeanne dans ses bras. Il l'a fait danser, sous les rires de de Funès et de Poiret. Jeanne était quelqu'un de très sympa mais c'est vrai que Louis en avait tout de même un peu peur.

 

- De Funès était-il anxieux ?

Danièle Lebrun – Oui, il était horriblement angoissé. Pas étonnant qu'il ait été cardiaque. Pour beaucoup de choses, il se montrait inquiet, par exemple lorsque ses fils – qui étaient grands pourtant – étaient en retard, il se montrait anxieux. Pendant la fameuse nuit où les parachutistes menaçaient Paris [nldr : pendant le Push des Généraux], on était tous inquiets au théâtre – surtout lui – car la représentation avait lieu. Autour du transistor, nous écoutions les informations lorsqu'un grondement retentit, avec une vibration. Il s'est écrié « le canon ! Le canon ! » , pris de peur. C'était simplement le rideau de fer qui tombait, sa peur en devenait ridicule. Les machinos se sont même demandés ce qu'il avait (rires).

 

- « Les Tortillards » correspond à ce type de films sans prétentions qui se faisaient au début des années 1960...

Danièle Lebrun – Pour ce film, je garde un bon souvenir des personnes avec qui je travaillais, comme Roger Pierre et Jean Richard, qui étaient vraiment sympas. Les comiques de cette époque comme De Funès, Fernand Raynaud, Paul Préboist avaient une vraie personnalité. Ce qui est regrettable, c'est qu'ils acceptaient de tourner dans des films nullissimes dans lesquels ils fabriquaient juste quelques bons sketches, sans jamais avoir réussi à fabriquer eux-mêmes leurs propres films comme de grands burlesques américains. Pourtant, ils auraient été capables de le faire ! C'est dommage... « La Grande vadrouille » est une très bonne mécanique. « Carambolages » aussi présente certaines scènes qui sont chouettes. Pour le reste, notamment la série du « Gendarme », ce n'est pas terrible... Pourtant, de Funès était un comédien magnifique ! Dans « La Traversée de Paris », il montre une méchanceté dramatique qui est très intéressante...

Marcel Bluwal – Il y déploie une telle intensité qu'il vole la scène à Gabin qui doit surenchérir en hurlant « Jambier ! » Devenu vedette, de Funès manœuvrait la mécanique des films dans lesquels il jouait. Ainsi Girault ne faisait que ce que Louis voulait, ce qui a été différent lorsque d'une mise en scène d'Oury. Dans le cas des « Tortillards », le réalisateur était un ancien assistant, Jean Bastia. Il faisait un cinéma qui se savait bas-de-gamme et qui n'avait aucune prétention, si ce n'est celle de faire rire. Il considérait que ce qui le faisait rire ferait forcément rire le public. Il accordait une très grande liberté aux comédiens qui faisaient plus ou moins ce qu'ils voulaient.

 

- Marcel Bluwal, vous sembliez connaître un peu Jean Bastia. Est-ce à dire que pour un metteur en scène, la frontière entre cinéma et télé était poreuse ?

Marcel Bluwal – Non pas du tout, les réalisateurs cinéma et télévision sont deux races complètement séparées, à quelques exceptions près. Pour moi, c'était différent car je venais du cinéma où j'avais commencé comme cadreur. J'avais gardé des contacts dans le cinéma, même une fois entré à la télévision.

 

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Jean Bastia, réalisateur de "Certains l'aiment... froide !" (1959) et "Les Tortillards" (1960)
Danièle Lebrun et Jean Richard dans "Les Tortillards" (1960)

 

 

- Quelles relations aviez-vous avec les autres metteurs en scène de la télévision comme Stellio Lorenzi, Jean Prat ou Claude Barma ?

Marcel Bluwal – Nous étions comme des juifs dans un ghetto, c'est à dire méprisés par les autres mais intimes entre nous. Même s'il existait une compétition permanente entre nous à « l'école des Buttes-Chaumont », nous étions très proches car nous appartenions à un milieu totalement méprisé par le cinéma qui nous mettait tous dans le même panier.

 

- Votre évocation de concurrence nous rappelle « Les Joueurs » de Gogol que vous avez réalisé en direct pour la télévision et qui avait déjà été tournée pour la télé par Barma dix ans plus tôt, avec Louis de Funès d'ailleurs. Votre adaptation date de 1960, soit une année avant la préparation de votre premier film pour le cinéma, « Le Monte-charge »...

Marcel Bluwal – C'est exact mais il ne s'agit pas là d'une concurrence car, à l'époque où je préparais « Les Joueurs », je ne savais pas que Claude Barma l'avait déjà fait, même lui ne me l'avait pas dit ! 1960 correspond en effet à un moment charnière qui aboutit évidemment à 1963 et à « Carambolages ». A cette époque, nous étions quelques-uns à détenir un véritable pouvoir à la télévision – bien plus fort qu'au cinéma d'ailleurs – où il nous suffisait de dire « je veux faire ceci ou cela » pour que notre projet soit tout de suite validé. Et nous n'étions même pas contrôlés ! La seule limitation que nous nous imposions était celle de l'autocensure politique. Nous étions libres et nous nous nous sommes battus pour le rester. Ainsi, comme je voulais faire « Les Joueurs », j'ai fait « Les Joueurs ».

 

- Tourner une vidéo en direct pour la télévision devait être une grande source d'angoisse pour le chef opérateur, l'ingénieur du son ou encore le metteur en scène. Ce type de tournage demandait donc une grande préparation, notamment le déplacement des comédiens ?

- Oui, il fallait le faire, c'était d'ailleurs possible au centimètre près, en faisant simplement des croix par terre. « Les Joueurs » sont le seul essai à peu près réussi, dans l'histoire de la télévision française, de faire quelque chose qui ressemble à du cinéma sans en être. Lorsque j'ai commencé à tourner en 1954, la télévision n'avait le droit de recevoir un film de cinéma qu'un soir par semaine. Or l'appétit du public pour les fictions était énorme et c'est à ce moment-là que s'est inventé consciemment le « comme si c'était un film ». Mais pour y parvenir, la télévision présentait d'énormes défauts, d'une part parce que c'était sans filet, mais aussi car les espaces créés devaient ressembler à ceux du cinéma. Nous faisions d'importants déplacements de caméras, qui étaient notés au sol. Il n'y avait donc pas que la place des comédiens qui était anticipée.

 

- Qu'en était-il des décors ?

- J'ai voulu aussi que l'on fasse des décors en complexe, comme au cinéma, avec des portes et des cloisons ouvrant sur plusieurs pièces, mais aussi un quatrième mur rendant possible les champs – contrechamps, tout en laissant la possibilité aux caméras de se déplacer ! Il fallait travailler le plus possible avec des optiques courtes de façon à restituer la vision de l'œil. Par tradition cinématographique, il fallait placer la caméra à 1 mètre 20 du sol, pour donner de la monumentalité aux décors. Or, en télévision normale, ce n'était pas possible car l’œil de la caméra était obligatoirement à 1 mètre 50 de haut pour que les cameramen puissent être debout et se déplacer. Pour pallier à ce problème, j'ai fait monter tout le décor d'un mètre et installer des faux plafonds, ce qui apporte un confort de visibilité.

 

- 1960 commence à marquer la fin du direct et ses risques encourus...

- Oui, c'est au moment où le magnétoscope a remplacé la vidéo. Tout le côté acrobatique et cirque de notre démarche a disparu. Avant un direct, tout le monde avait le trac, la peur au ventre, allait pisser et il fallait entendre le nombre de « merdes » que se balançaient sur le plateau. Se lancer dans un direct, c'était comme aborder un triple saut périlleux : vous le réussissiez ou vous le ratiez. D'ailleurs, dans 95 cas sur 100, il y avait toujours un moment de l'émission où ça se cassait la gueule. Mais le public aimait ça car c'était le prix du direct ! Et je maintiens que « Les Joueurs » est quelque chose de correct compte-tenu des risques et des conditions de réalisation. Après cette dernière émission en direct, le patron de la télé Albert Ollivier a décidé, sous la pression de Prat et la mienne notamment, de passer au film. Et en deux ans s'est monté à Joinville le plus gros service cinématographique européen de télévision. Le premier film que j'ai fait était « Le Mariage de Figaro », réédité en DVD. Cette adaptation télévisée de Beaumarchais a déclenché mon premier film pour le cinéma, chez Gaumont, « Le Monte-charge ».

 

Le réalisateur Marcel BLUWAL à l'époque du "Monte Charge", en 1961

 

 

- Comment est né le projet de votre second film, « Carambolages », produit également par la maison Gaumont ? C'était une obligation contractuelle du producteur ?

Marcel Bluwal - Après « Le Monte-charge », Robert Sussfield, le directeur général des productions Poiré-Gaumont, m'a proposé un contrat de trois films que j'ai refusé, mais je lui ai dit que j'étais d'accord pour en faire un second. La production m'a demandé de faire un film comique, ce à quoi je n'étais pas opposé. « Pourquoi pas ? » me suis-je dit. Après tout, j'avais déjà fait de la comédie avec « Le Plus heureux des trois » de Labiche et « On Purge bébé » avec Poiret, Serrault et Maillan ensemble (!!!). Je sortais d'un film policier commercial, alors pourquoi refuser un film comique commercial ? La maison Gaumont me dit alors « cherchez votre sujet » ! Pour le premier film, on m'avait imposé Frédéric Dard, mais cette fois-ci j'étais libre ! Je trouve alors un bouquin de Kassak, qui me donne les droits d'adaptation. Je demande ensuite à adapter le livre avec Pierre Tchernia, que je connaissais depuis 1952. Rapidement, Tchernia et moi parvenons à imposer Serrault dans le rôle du flic, avant même toute écriture de scénario.

 

- Ce film a pour principale vedette Jean-Claude Brialy, révélé par la Nouvelle Vague. Comment avez-vous constitué votre distribution ?

- Nous pensions que Brialy avait le premier rôle. Ce qui était faux à mon avis car il n'a vraiment pas tenu la distance face à de Funès. Mais qui allait jouer le patron ? Tout le monde pensait à la vedette favorite de Gaumont, Bernard Blier, le « gars maison » de la production. Blier avait d'ailleurs envie de faire le film, et j'étais d'accord. Nous ne pensions même pas au fait que le patron allait mourir aux deux-tiers du film, ce qui pénalisait le film. Finalement, de Funès a eu le rôle. Enfin, un jour, on m'annonce qu'Audiard va être le dialoguiste du film... et là je fais la gueule car, à dire vrai, je n'aimais pas tellement son style. Je n'ai jamais cru qu'il était l'immense auteur dont on parle et ma fréquentation d'Audiard ne m'a pas fait changer d'avis. Mais c'était Alain Poiré qui décidait et on m'a imposé Audiard.

 

- En fait, vous avez travaillé à trois : Pierre Tchernia, Michel Audiard et vous. Vous travailliez à Dourdan ?

- Oui, et c'est là que les choses se sont gâtées. Nous étions logés, défrayés pendant un mois à Dourdan, ou nous travaillions huit heures par jour. Le matin, Audiard nous racontait ce qu'il avait écrit la nuit, l'après-midi nous le scénarisions et le soir, Audiard se remettait à l'écriture. Et alors j'ai vu naître un scénario qui ne ressemblait pas à ce que j'imaginais. Tandis que j'attendais un scénario beaucoup plus noir et amer, j'ai réalisé que je n'arriverai pas à faire autre chose que le film d'Audiard. Je devenais le simple metteur en scène de son texte et de ses dialogues. Certes, Tchernia et moi avons placé quelques trucs à nous, mais je me suis senti contraint, forcé, et cela me laisse un assez mauvais souvenir, bien que mes relations avec Audiard aient été tout à fait amicales. Il avait aimé le scénario que j'avais écrit avec Tchernia, car dans le cas contraire il aurait refusé d'écrire les dialogues. Et, surtout, il est tombé amoureux du personnage de Serrault. D'ailleurs, le comédien s'est toujours rappelé de ce rôle comme l'un des meilleurs qu'il ait jamais joués. J'étais un vieux complice de Serrault que je connaissais depuis « La Boîte à sel » et je dois dire que j'ai pris plaisir à tourner ses scènes. Oser parler de la Rue Lauriston [ndlr : où se trouvait le quartier général de la Gestapo française pendant l'Occupation] et mouiller la police française en ces termes, il fallait le faire. Pour la police, je ne contestais pas d'ailleurs, j'étais ravi, mais c'était osé. Cette importance pour le flic a eu un impact sur celle accordée au personnage de Louis de Funès, qui meurt au bout d'une heure du film. De Funès s'est senti sacrifié – ce qu'il a vraiment été d'ailleurs – et je dois dire qu'il a reporté son espèce de mauvaise humeur sur moi, même s'il s'est toujours montré courtois.

 

- Par conséquent, comment s'est passé le tournage pour vous et pour de Funès ?

- Ce n'était pas un tournage agréable. D'abord, à cette époque j'avais incontestablement la grosse tête, ce que j'ai pu constater en relisant des articles de presse dans lesquels je parle cinéma, télévision et Nouvelle vague. Avec la Nouvelle vague, mes rapports étaient très conflictuels, même si nous étions des copains ! Je me rappelle que Truffaut m'avait dit à propos du « Monte-Charge » : « Marcel, votre film, on va le flinguer ! ». A la fin du premier jour de tournage, nous allons en salle de projection pour voir les rushes. Louis arrive avec son épouse, que je ne connaissais pas. « Qui est cette dame ? » ai-je demandé à Louis. Il m'a présenté Jeanne. Je lui ai répondu : « toi tu restes, mais elle, elle sort ». Elle n'avait rien à voir sur le film, donc elle est sortie. Et c'est à partir de là que tout s'est cassé. De plus, hormis « la grosse tête », j'avais un énorme défaut par rapport à Louis. De Funès avait l'équipe technique pour premier public. Pour qu'il soit rassuré, il fallait toujours que le cameraman dise à la première prise « j'arrête de tourner car je rigole trop et ça fait bouger l'appareil ». A ce moment-là, il avait l'impression d'avoir fait son boulot et la bonne prise pouvait être tournée. Tout le monde savait ça, y compris moi, mais je ne marchais pas à ce jeu-là. J'ai même osé lui dire « fais-en moins » car je ne voulais pas que toute la distribution du film monte à son niveau comme dans ses films précédents avec Jean Richard où tout le monde en faisait des tonnes. C'est ce que j'ai réussi à obtenir auprès d'Alfred Adam ou Sophie Daumier qui a été très bien. Je lui avais dit « tu me joues Marilyn » et elle a été formidable. A l'inverse, je n'ai pas réussi à maîtriser Brialy.

 

Affiche française du film, 1963 (collection F&J)

 

- Justement, parmi les comédiens des « Joueurs » [ndlr : au casting impressionnant, Michel Piccoli, Charles Denner, Jean-Pierre Marielle, Claude Rich, Jean-Roger Caussimon] figure Alfred Adam. Et un peu plus tôt, en faisant « La Boîte à sel », vous avez travaillé avec Henri Virlogeux. Ce n'est donc pas un hasard de voir leurs noms au générique de « Carambolages » ?

- Oui, je les ai repris pour ce film pour lequel j'étais libre de choisir la distribution, sauf pour les vedettes et pour Audiard. Ils s'entendaient d'ailleurs plutôt bien avec de Funès, même s'ils avaient peur de tourner avec lui. Tous étaient des comédiens de théâtre et savaient parfaitement quelle était la force comique de Funès. Brialy a voulu en faire et il en a fait trop, se mettant du côté de Funès, se disant « Bluwal ne veut pas que de Funès et Brialy fassent leur numéro ». Les deux s'entendaient comme larrons en foire. De mon côté, je suis resté sur mes positions, ce qui a donné un film très hybride. A certains moments, c'est comique mais dans d'autres scènes ça ne marche pas. Par exemple, je n'ai pas réussi les personnages de la famille de Brialy, ces scènes me paraissent loupées. A l'inverse, le personnage de Daumier est réussi. Au final, pour plusieurs raisons, c'est à mon sens un film loupé. D'une part, je n'ai pas réussi à faire ce que je voulais au départ, d'autant plus que Tchernia est parti assez vite du projet et m'a laissé tout seul. D'autre part, c'est un film très composite et cela se ressent, même aujourd'hui.

 

- Quelque chose vous dérangeait chez de Funès ?

- Oui, une chose m'a fondamentalement gêné. Sur un plateau, je suis du genre à entretenir une ambiance fraternelle avec l'équipe, respectueuse avec les comédiens. C'était amical, dans le tutoiement. Et je trouvais que de Funès mettait les plateaux mal à l'aise tant il était miné, angoissé. Et pourtant il n'était pas encore une vedette ! Bien plus tard, Simone Signoret m'a dit une phrase qui m'a marqué et qui résume de Funès : « plus angoissé que moi, il y avait Fufu ». C'est vous dire !

 

- Revenons à l'engagement de Louis de Funès sur ce film. Des biographes ont raconté que c'est Brialy qui a « imposé » de Funès à Poiré, est-ce exact ?

Marcel Bluwal – Non, c'est le directeur général des productions Robert Sussfield qui a fait venir de Funès. Poiré voulait Blier au départ car il avait déjà beaucoup tourné pour la Gaumont, mais c'est de Funès qui a eu le rôle. Quant à moi, je me disais que Blier pouvait être pas mal dans le rôle mais qu'on pouvait trouver mieux. Mais je ne pensais pas à de Funès, je n'y suis pour rien dans son arrivée sur ce film, à l'inverse de tous les autres comédiens, Brialy compris. Pour tout vous dire, j'avais d'abord essayé de vendre ce rôle phare à Belmondo qui n'a pas eu envie de le faire. J'avais vu Brialy dans « Une Femme est une femme », c'est la raison pour laquelle je lui ai proposé le rôle qu'il a accepté tout de suite. Il était très bien dans le film de Godard alors que dans « Carambolages », il est devenu un acteur de boulevard traditionnel.

 

- Louis de Funès improvisait-il beaucoup ?

Marcel Bluwal – Oui, c'est arrivé. De Funès était un gars impeccable qui n'avait aucun problème avec le texte d'Audiard mais il a trouvé quelques petits trucs, comme lorsqu'il dit à Henri Virlogeux que « le citron donne encore quelques gouttes ». Cette phrase, il l'a inventée sur le plateau, je l'ai gardée car c'était bon. Mais ce genre d'initiative ne plaisait pas à Audiard qui n'aimait pas qu'on touche à son texte.

Danièle Lebrun – Dans le décor d'« Oscar », un Soliflore hexagonal était posé sur un petit guéridon. A côté se trouvait un téléphone. Dans une scène, il devait passer un coup de fil et, furieux, raccrochait l'appareil avec énergie. Un soir, il le fait avec un tel entrain qu'il en fait tomber le Soliflore. L'accessoire tombe sur la tranche et se met à rouler, faisant un tour. De Funès a immédiatement compris la trajectoire du petit vase et s'est placé là où l'objet allait terminer sa course. En un instant, il a improvisé des mimiques, fait mine d'ordonner au soli-flore la trajectoire à suivre avant de s'arrêter à son pied. Ainsi, Fufu a profité de cet imprévu pour faire rire le public et a obtenu un succès phénoménal. C'était un véritable coup de génie, une vraie impro de cabaret ! Je ne l'ai jamais senti fatigué, il était toujours impeccable en scène.

 

Louis de Funès dans l'adaptation cinématographique d' "Oscar" en 1967

 

 

- A cette époque pourtant, il cumulait cinéma et théâtre, l'avez-vous senti un jour fatigué sur « Carambolages » ?

Marcel Bluwal - Pendant le tournage du film, il jouait « La Grosse valse » au théâtre mais je ne l'ai jamais entendu se plaindre de fatigue. Chaque jour, nous faisions sept à huit prises pour une scène. Mais il était avant tout un homme de théâtre, connu pour son travail avec Dhéry, et il avait la forme. D'ailleurs, lorsque Danièle et moi sommes allés le saluer dans sa loge du théâtre des Champs Elysées où il jouait « La Valse des toréadors », il m'a dit « tu vois ? Regarde ce que j'ai ! » et il a lancé sa jambe contre la porte à un mètre soixante-dix de haut. La porte fermée, il a ajouté « mon pied est plus haut que moi...».

 

- Sentiez-vous chez lui une possible volonté de mettre un jour en scène ?

Marcel Bluwal – Non il ne m'a jamais posé la moindre question sur la technique car il la connaissait. De Funès était un gars redoutablement intelligent.

 

- Après le tournage et le montage du film vient sa sortie, et notamment l'épisode de Cannes, que s'est-il exactement passé au festival ?

Marcel Bluwal – La Gaumont a préparé la sortie de ce film qui offrait tout de même un très bon casting. L'affiche montrait Brialy, l'héritier de la Nouvelle Vague qui avait le rôle titre, de Funès et Serrault qui connaissaient une gloire montante, la môme Daumier qui était connue aussi. Je m'attendais à une sortie « normale » lorsque j'apprends par un membre du jury que mon film est sélectionné pour Cannes. En 1963, c'était un festival totalement influencé par la Nouvelle Vague, alibi complet d'un nouveau cinéma commercial qui adoptait des méthodes de la Nouvelle Vague, ce qui montrait la grande ambiguïté de Cannes, un endroit rempli de menteurs. Je connaissais le festival car j'y avais obtenu la palme d'Or du film de télévision en 1960 pour un truc que j'avais tourné en trois jours ! Je me doutais qu'à Cannes, le film allait se faire démolir et j'ai appelé Poiré pour le convaincre que nous ne devions pas y aller. Il m'a fait comprendre que c'était lui qui avait œuvré pour cette sélection car il souhaitait présenter un film Gaumont à Cannes, ce qui n'était pas arrivé depuis « Un Condamné à mort s'est échappé » [ndlr : en 1956]. Même chose auprès d'Audiard qui me répond « mais tais-toi, tu n'y es pas, on ne va pas du tout se faire cueillir.  » Quant à Tchernia, il était très flatté de se rendre à Cannes. Je suis alors allé au Festival avec la certitude que j'allais me faire étendre. La projection s'est achevée sous les sifflements de la majorité des spectateurs du festival. Pour eux, Cannes valait mieux que ces productions commerciales.

 

- Par la suite, les critiques ont été plus ou moins bonnes mais le film n'a pas trop mal marché à sa sortie.

Marcel Bluwal – Oui les avis ont été partagés, bien que le film ait rencontré quelques bonnes critiques. Le film a fait quand-même 190 000 entrées à Paris. Mais surtout, avec les rediffusions, il a l'air aujourd'hui de tourner au film culte, ce qui est encore pire ! D'ailleurs, des critiques le considèrent même désormais comme un très bon film, ce qui me fait marrer. Mais ce film n'est pas très bon pourtant, car il est ambigu. L'année d'après, Lautner ne se montre pas du tout ambigu lorsqu'il réalise « Les Tontons flingueurs ». Le propos est franc et ça marche !

 

- Vous n'avez pas eu d'autres projets avec de Funès par la suite ?

Marcel Bluwal – Non je n'ai pas cherché à en avoir et il n'en aurait pas voulu car l'ensemble du film avait fini par dégager une ambiance de malaise.

 

- Un grand merci à vous deux pour le temps consacré à nos questions.

 

(propos recueillis le 20 octobre 2014)

 

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