chronique du film de Gilles Grangier et Georges Lautner

"Les Bons Vivants" (1965)

Réédité sous le titre "Un Grand Seigneur"

 

AAAAA Il est des dates qui passent difficilement. Pour certains, les alternances de gouvernements et les changements de République sont proprement insupportables, pour d'autres les Guerres Mondiales laissent une empreinte indélébile dans leurs mémoires. On trouve aussi des dates plus étranges.

AAAAA Celle du 13 avril 1946 en est une pour une catégorie professionnelle bien particulière, le monde de la nuit et des prostituées. Les "travailleuses du sexe", comme il est coutume de les appeler à notre époque, furent politiquement sommées d'arrêter leurs activités jugées honteuses et dépravées. En effet, la loi dite "Marthe Richard" reconnut expressément la fermeture des maisons closes et abolit le régime de la prostitution réglementée. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Marthe Richard, simple conseillère municipale à la ville de Paris non parlementaire, était non seulement une ancienne prostituée mais aussi une affabulatrice notoire. Elle veillera d'ailleurs, lors de la promulgation, à ce que son article 5, supprimant le Fichier National de la Prostitution (ex FNP) soit appliqué afin de faire disparaître son nom des listes. La Brigade Mondaine s'inquiètera d'ailleurs de l'entrée en vigueur de cette loi lui faisant perdre nombre d'indicateurs précieux. Toutes les maisons closes les plus prestigieuses de Paris passèrent donc au rang de légende et de nostalgie. Parmi elles, des établissements tels "La Fleur Blanche" , surnommé " Le Grand Six " et fréquenté par le célèbre Toulouse Lautrec, "Le Chabanais" crée en 1878, "Le Sphinx", ouvert depuis 1931 et visité régulièrement par George Simenon ou Marlène Dietrich, devinrent des lupanars fantastiques et imaginaires.

AAAAA Et tout naturellement, le vénérable Monsieur Charles, se voit contraint lui aussi de fermer boutique et de renvoyer ces dames au chômage , selon lui, à cause d'un "décret scélérat qui a aboli la propriété". Telle est la position délicate dans laquelle se retrouve ce propriétaire de bordel joué magnifiquement par Bernard Blier dans "Les Bons Vivants", qui n'est pas sans rappeler son rôle exquis de maquerau à la retraite dans "Le cave se rebiffe" (de Gilles Grangier, 1961).

AAAAA Voici donc un film de Georges Lautner étonnamment méconnu. Faisant il est vrai pâle figure face aux "Tontons Flingueurs" sortis deux ans plus tôt et "Les Barbouzes", il y a pourtant nombre de choses intéressantes à raconter le concernant, ne serait-ce que par le côté historique qu'il livre. La distribution du film est de premier ordre : Louis de Funès - Bernard Blier - Mireille Darc - Andréa Parisy - Jean Lefèbvre sont magnifiquement entourés de Guy Grosso, Albert Rémy, Gabriel Gobin, Albert Michel, Dominique Davray, Franck Villar, Bernadette Laffont, Pierre Bertin, Bernard Musson, Jacques Legras, Darry Cowl, Jean Carmet ou encore Henri Virlojeux, le tout sous la diction de Philippe Castelli ; SUBLIME !

 

Bande annonce du film au casting imposant.

 

AAAAA Georges Lautner se remémore d'ailleurs avec précision la genèse du film : "C'est mon beau frère qui a fait le scénario qui était une adaptation de Tolstoï baptisée "Résurrection". On a adapté cela en se marrant avec Audiard qui est venu posé ses dialogues. Je connaissais d'ailleurs Michel depuis longtemps, nous étions liés par un esprit commun du sens de la dérision. Notre premier film était les Tontons et puis nous avons développé un certain nombre de films, c'était un vrai plaisir, il était mon complice et mon confident."

AAAAA L'équipe technique est en effet de qualité. Georges Lautner, épaulé par Gilles Grangier et Michel Audiard accordent leur confiance à Albert Simonin et Albert Kantof pour la réalisation de ce scénario classique, presque sans surprise, mais néanmoins original par bien des aspects. En effet, parler de la fermeture des bordels sans tomber dans la caricature facile était autant audacieux que risqué. L'optique adoptée par les scénaristes ne manque pas d'une certaine fraîcheur : la mis à sac des maisons de passes vue du côté des tenanciers (Blier et Davray), matinée de langage de la pègre et de gouaille parisienne est le morceau de bravoure du film, la structure de base pour des situations cocasses.

 

AIAI

 

AAAAA Dans son "Intégrale De Funès", Marc Lemonier explique parfaitement la structure de ce film à sketches. Celui-ci se découpe en trois mouvements : Dans un premier temps la fermeture de la maison de Blier, le second, une séance au tribunal correctionnel pour le vol d'une lanterne perpétrée chez une femme du monde et ancienne pensionnaire de la maison Blier et enfin la réouverture officieuse des bordels dans la maison du très distingué Léon Haudepin. Selon lui, "le film appartient à une catégorie aujourd'hui bien oubliée, les films à sketches, le plus souvent comiques, associant parfois plusieurs réalisateurs autour d'un thème commun. Au début des années 60, Louis de Funès est régulièrement engagé pour faire partie de la distribution souvent pléthorique de ces films qui apparaissent aujourd'hui encore comme de quasi-catalogues vivants du cinéma de cette époque. Entre 1955 et 1965, on le retrouve ainsi dans " La vie à deux", "Les Veinards", "Le diable et les dix commandements " ou "Le crime ne paie pas". C'est toujours l'occasion pour lui de camper gros traits des personnages ne pouvant s'exprimer que le temps d'un court métrage." Analyse plutôt exacte, tant il est vrai que le format sketch convenait parfois mieux à un De Funès qui pouvait lâcher son génie dans un laps de temps très court sans risque de s'essouffler. Ajoutons que de Funès avait aussi participer à un film à sketches en 1954, "Escalier de service", dans lequel il jouait avec Andréa Parisy et Albert Michel qu'il retrouve dans "Les Bons Vivants".

 

Louis de Funès dans l'un des sketches du film "Escalier de service" de Carlo Rim (1954)

 

AAAAA Il faut attendre une bonne heure avant de voir apparaitre Louis de Funès sous les traits du bourgeois mondain Monsieur Léon Haudepin, membre du fameux club de sport de la ville (L'Athletic Club), cruciverbiste et numismate averti selon les dires de Philippe Castelli. La première séquence est d'ailleurs particulièrement amusante. Introduite par Hubert Deschamps, Gabriel Gobin et Louis Viret, elle s'enchaîne par un excellent duel entre Jean Richard et Louis de Funès. On découvre un De Funès plutôt sobre mais terriblement efficace ! Porté par les dialogues d'Audiard la scène de rencontre entre Léon et la jeune Héloïse (Mireille Darc) est un moment d'anthologie du film. Mélange de mélodrame et de comique (mention spéciale à Albert Rémy en génial inspecteur de police), les deux acteurs ne font aucune faute de jeu. Quel régal ! Bernadette Laffont évoque d'ailleurs ce génial partenaire : "C'était une véritable bombe, il ouvrait la bouche et tout le monde riait ! Mais je n'étais pas impressionnée car ce n'était pas encore la star qui s'est fait connaitre dans ses grand rôles. Mireille Drac m'a plus impressionnée que Louis de Funès ! ".

 

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Louis de Funès avec Guy Grosso (un fidèle de la série du "Gendarme") et avec Albert Rémy.

 

AAAAA Georges Lautner se remémores lui aussi son ami comédien : "Avant de tourner avec Louis de Funès je le connaissais déjà pas mal et depuis longtemps. Je l'ai rencontré pendant la guerre quand il était pianiste dans un bar. J'allais l'écouter dans un bar derrière La Madeleine et il était déjà très comique. Il avait fait des tas de petits rôles avant cela. Je l'adorais, j'étais vraiment client de son comique. Et puis pour "Des Pissenlits par la racine" on lui laissé un petit rôle où il a pu faire ce qu'il voulait. Provoquer de Funès c'est un plaisir, il ne demande qu'a démarrer. On m'a souvent reprocher d'aimer les acteurs qui en faisaient trop et j'en suis fier car j'apprécie ces acteurs. On ne dirige pas De Funès, on le met en condition pour qu'il soit confiant et qu'il ait envie de nous faire rire et de nous épater. Sur le plateau l'équipe était le premier client, il était très attentif à la réaction des gens. Parfois il était un peu vicieux car comme il avait fait beaucoup de petits rôles il connaissait très bien la mécanique et il s'arrangeait toujours pour rendre une scène inutilisable quand elle ne lui plaisait pas. Il fallait qu'il arrive à un résultat complet. Dans ce cas il était content, il était un vrai perfectionniste. Cela prenait du temps et de la pellicule mais c'était jouissif. Il essayait des trucs à chaque prise. Il sentait ce qui était bon ou non. C'était passionnant de le voir chercher des choses inattendues."

AAAAA Si de prime abord le parler d'Audiard peut faire peur dans la bouche de Louis de Funès, force est de reconnaitre qu'il s'en sort plutôt bien dans cet exercice particulièrement ardu. Du reste le climat instauré par le réalisateur et sa bande de "potes" comédiens présents sur le plateau rendent plus aisé le travail. Bernadette Laffont témoigne d'ailleurs de la qualité de cette bande : "Ce sont des acteurs qui irradient totalement. Le talent est complètement intemporel. Ces comiques ne prennent pas de rides. Ils traversent les époques et les modes." Une remarque toutefois, le phrasé du dialoguiste font mouche de façon bien plus efficace lors du premier sketch. En effet, Blier, grand habitué du style, frappe juste et précis tandis que d'autres éprouvent visiblement plus de difficultés, c'est le cas notamment de Guy Grosso qui gesticule plus dans le vide qu'il n'évoque véritablement le "mac" de l'époque. Cela se transforme en caricature quelque peu grossière.

 

Avec Mireille Darc et Bernadette Laffont

 

AAAAA Sur le fond, l'histoire bien que plutôt gentillette, reste plaisante grâce à la composition généreuse des acteurs. On s'étonnera toutefois du ton du film et de certaines répliques qui aurait pu choquer de Funès, peu friand du comique en dessous de la ceinture et homme de grande pudeur. A ce titre d'ailleurs Bernadette Laffont explique : "Le côté un peu sexy, bordel, prostituées, c'était un terrain sur lequel il ne pouvait pas lutter. Alors il s'en allait quand il y avait des choses comme ça. Ca ne l'intéressait pas." D'ailleurs selon Pascal Djemaa, (Louis de Funès - Le sublime antihéros de cinéma) "Louis a vu venir le sujet et souhaitait éviter de tourner n'importe quoi ou plus précisément une Jument verte Bis", film qui lors de sa sortie avait suscité un gros scandale.

AAAAA Le grand De Funès vient de naître aux yeux du public. Il vient d'exploser avec notamment "Fantomas" et "Le Corniaud", et ce film à sketches tranche sur ce début de lancée, coincé entre deux "Gendarmes" et "La Grande Vadrouille" que prépare Oury. De Funès pour une seule demi-heure, dans ce qui devait être son dernier film tourné en noir et blanc, cela fait peu mais là encore le format du sketch choisi par Lautner se calque parfaitement avec son comique qu'il peut ajuster à volonté face à chaque partenaire. On dénote même une pointe de tendresse à l'égard de "ses filles".

AAAAA Globalement, le film mériterait plus d'attention de la part du public car certains grands succès de De Funès sont de qualité bien moindre ! Il est vrai que beaucoup s'extasient sur "Le Gendarme et les Extra-terrestres" dont les qualités textuelles laissent plutôt pantois…Si les Lautner ont toujours été massacrés par la presse et les critiques d'époque, à l'heure actuelle son univers fait partie intégrante du panthéon des films de qualité à la française et De Funès aura, à sa manière, participer à cet édifice.

 

Jean Richard, Mireille Darc et Louis de Funès

 

AAAAA A la suite des "Bons Vivants", Lautner n'aura plus la chance de travailler aux côtés de Louis de Funès. Il s'en justifie : "Après "Les Bons Vivants" nous n'avons plus travaillé ensemble. C'est étrange mais c'était notre désir à tous. Il est devenu une énorme vedette, pas plus difficile a approcher mais cherchant toujours l'amélioration et avec Audiard nous n'avons pas trouvé le sujet parfait Nous avions écrit "Le Cactus" mais cela n'a pas abouti. " Il est vrai que les récents succès du "Gendarme de Saint-Tropez", de "Fantômas" et du "Corniaud" ont bien éclipsé la sortie en salle, le 28 octobre 1965, des "Bons Vivants". Aujourd'hui encore, il reste l'un des films de Louis les plus méconnus par le jeune public. Et étrangement, tout comme "Des Pissenlits par la racine", ce sont les films de Lautner dans lesquels ont tourné De Funès qui passeraient presque dans l'anonymat le plus complet, et ce malgré leur indéniable qualité.

AAAAA Aujourd'hui encore, Lauter garde une véritable tendresse pour son ami De Funès, témoignage authentique du respect et de l'estime qu'il avait envers lui : "Le comique dure ! Si demain il y a un film de De Funès qui passe je le regarderai. J'aimais ce gars ! Il me fait rire et comme je n'ai pas envie de m'emmerder devant des films c'est pour cela que je l'aimerai toujours. Il vaut mieux conserver le rire que la tristesse de sa disparition. C'est ca qui est merveilleux dans le cinéma. Les gens se prolongent ils continuent à nous faire rire et nous nous continuons à les aimer."

 

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