Sans Laisser d'adresse

 

AAAA Le 17 juillet 1950 débute la réalisation d'un film initialement intitulé Parti sans laisser d'adresse, avec dans les rôles principaux Bernard Blier en chauffeur de taxi et Danièle Delorme en innocente provinciale débarquée à Paris. Tout se déroule bien durant le tournage, qui est à la fois amical et bon enfant. Pourtant, la préparation du film n'a pas été simple. Le film devait être réalisé par Alex Joffé, l'auteur du script original, avec Bourvil en vedette. Mais ces deux personnes se montrent finalement indisponibles. Le role sera confié à Bernard Blier qui raconte dans une interview à la revue Cinémonde : "Il y avait longtemps que le producteur Raoul Ploquin m'avait proposé le sujet de Joffé. L'histoire me plaisait parce qu'elle était humaine et vraie. Avec Ploquin, nous avons pensé que Le Chanois, qui avait si bien réussi L'Ecole buissonière, pourrait assurer son succès". Mais le réalisateur parisien - qui rencontra un immense succès quelques années plus tard avec Papa Maman la bonne et moi - hésita longtemps avant d'accepter : "On m'avait soumis le scénario de cette chronique traditionnelle qui de prime abord m'avait paru assez vulgaire. Après avoir demandé une totale liberté, j'ai centré mon récit sur la solidarité humaine et jen ai même fait la ligne directrice de l'intrigue". Etudions donc ce film plus en détail, en analysant ses caractéristiques, son succès, ainsi que sa place dans les carrières respectives de Bernard Blier et Louis de Funès.

 

 

Le scénario et la distribution

AAAA L'affiche du film annonce "une comédie où l'on pleure, un drame où l'on rit". Le scénario - simple et touchant, voire naïf - met en lumière des Français moyens vadrouillant dans les rues de Paris. Le réalisateur Jean-Paul Le Chanois - qui a tenu dans le Paris occupé un emploi paradoxal, à la fois juif, communiste, résistant et employé par les Allemands à la firme Continental - brosse le portrait des doutes et des contradictions de la grande ville. Partant du grand garage de La Chapelle, les protagonistes se rendent Rue Ravigan (à Montmartre), puis rue de l'Abbaye (6ème), au palais de la Mutualité, rue de la Saïda (15ème), à Barbès (18ème), pour terminer à l'hôtel Dieu (4ème) et gare de Lyon (12ème). En outre, la profession de chauffeur de taxi sera plus tard l'occasion d'autres visites guidées de Paris dans d'autres genres, que ce soit la comédie ("Monsieur Taxi" d'André Hunebelle, avec Michel Simon) ou le polar ("Un Témoin de la ville" d'Edouard Molinaro, avec Lino Ventura).

AAAA Pourtant, il ne s'agit pas d'une simple visite de la ville lumière, passant par Montmartre, le Louvre, la Gare de Lyon... Émile Gauthier (Bernard Blier), chauffeur de taxi, prend en charge à la Gare de Lyon, Thérèse Ravenaz (Danièle Delorme), une jeune provinciale venue retrouver à Paris le père de son enfant, Pierre Forestier (Pierre Mondy), journaliste immature et volage. Thérèse n'a pratiquement pas d'argent et son ami reste introuvable. Son frère, ses collègues de travail (notamment Gérard Oury et Jacques Dynam) la guident tant bien que mal en apportant quelques pistes. En vain, Forestier ne se montre jamais. Lorsqu'elle apprend qu'il est marié et déjà père, elle tente de se suicider. Émile, dont la femme Adrienne vient d'accoucher d'une fille, la recueille ainsi que son petit garçon.

 

Bernard Blier et le taxi... dans le rôle du client cette fois-ci. Photographie prise sur le tournage de "Agence Matrimoniale", réalisé par le même Jean-Paul Le Chanois en 1951.

 

AAAA Sans Laisser d'adresse est un film en noir et blanc tourné en neuf semaines avec des moyens financiers limités. Le producteur Raoul Ploquin croit en ce film mais ne dispose pas d'un budget faramineux. En outre, le metteur en scène n'ayant pas obtenu toutes les autorisations de tournages en extérieur nécessaires, plusieurs scènes sont filmées à la sauvette par l'assistant Pierre Granier-Deferre qui suit les acteurs avec la caméra sur son épaule, ce qui ne ravit pas nécessairement le cadreur Jacques Natteau. De nombreuses scènes sont tournées au rez-de-chaussée du studio Francoeur (notamment les scènes à l'intérieur du taxi) tandis que l'immense Marcel Carné tourne Juliette ou la clef des songes à l'étage supérieur. Mais la conception du film n'est pas confiée à des amateurs. Le Chanois n'en est pas à sa première réalisation et il est notamment assisté par Guy Lefranc, qui devait connaître plus tard le succès avec "La bande à papa" (avec Fernand Raynaud, Louis de Funès et Noël Roquevert) puis "Les Malabars sont au parfum" (avec Roger Pierre, Jean-Marc Thibault, Bernard Lavalette, Darry Cowl et Francis Blanche). L'équipe technique compte également Marc Fossard, l'un des directeurs de la photographie les plus convoités du XXème siècle ("La Bandera", "Quai des Brumes", "Pépé le Moko", "Le Gendarme de Sain-Tropez"..) et le célèbre Max Douy se charge des décors en studio ("Quai des orfèvres", "Manon", "Le Blé en Herbe", "La Traversée de Paris, "Fantômas", "Moonraker"...). Enfin, la bande originale du film, mettant en lumière les cuivres, est signée Joseph Kosma.

AAAA Par ailleurs, outre Blier, Mondy et Oury déjà cités, la distribution est impressionnante. Danièle Delorme interprète donc la petite provinciale confrontée au parigot. Un rôle qu'elle n'accepta qu'à la suite d'une discussion avec Blier. Celui qu'elle considérait comme son parrain de cinéma lui aurait dit : "Si tu ne le fais pas, tu es une imbécile, tu rates quelque chose". Elle suivit le conseil et accepta le rôle sans trop croire à son potnentiel. Un revirement qu'elle ne devait pas regretter.Dans le Figaro Littéraire, l'actrice reconnut : "Je dois dire honnêtement que je n'ai pas cru à ce film... C'est lorsque j'ai vu la projection que j'ai compris que je m'étais affreusement trompée." Dans un second rôle amusant, Julien Carette remplace au pied levé Michel Piccoli, un moment pressenti. Une séquence se déroulant dans un cabaret met en évidence Juliette Gréco. Dans le journal où travaille Dynam et Oury, une jeune actrice nommée Simone Signoret fait une brève apparition. Enfin, un autre habitué de la figuration rafle tout dans une scène courte... un certain Louis de Funès.

AAAA En 1996, Jean-Paul Le Chanois racontait à propos de son film : "Je n'ai pas voulu faire pleurer les gens et le film est émaillé de choses comiques. Certains de mes confrères se sont moqués de moi. Si on observe les braves gens autour de soi on trouve des témoignages permanents de la solidarité humaine [...] "Sans laisser d'adresse", film sur la solidarité humaine, a touché beaucoup de gens à l'époque parce que pour la première fois on voyait un meeting syndical, ce qui frappe immédiatement les classes populaires. [...] Il y a aussi Danièle Delorme qui est remarquable et qui était à ce moment là grande vedette." Cette dernière raconte : "Je n'ai pas de souvenirs marquant du tournage. Nous formions une petite équipe très unie, lâchée dans Paris, la nuit, le jour - car nous avions quelques scènes à tourner au studio de Francoeur - sans qu'on nous dérange. Le tournage dans les rues n'étaient pas simple et les éclairages de nuit posaient problème. La chronique populiste qu'avait voulue Le Chanois s'apparentait un peu au néoréalisme des Italiens et cela, pour l'époque, était assez original. J'étais en confiance aussi parce que comme partenaire Bernard Blier qui est un peu mon parrain." Danièle Delorme se rappelle aussi que, une fois qu'ils habitaient leurs personnages respectifs, le réalisateur laissait aller les comédiens. "Avec des acteurs aussi rompus au métier que Blier cela allait tout seul" ajoute-t-elle. "L'effort de Le Chanois portait sur la technique et je me souviens que c'est avec le cadreur, Natteau, qu'il avait le plus d'échanges. Il improvisait pour des détails peut être mais, en fait, il suivait son découpage qu'il avait minutieusement préparé."

 

Danièle Delorme, Bernard Blier, Gérard Oury et Jacques Dynam évoquent l'introuvable Pelletier

 

Un film important dans la carrière de Bernard Blier

AAAA En chauffeur de taxi complaisant et désabusé, Bernard Blier entre parfaitement dans la peau de son personnage. Est-ce exceptionnel ? Non, car Blier est un acteur d'exception et complet capable de tout jouer. Du mélodrame à la comédie, il campe volontiers des rôles très différents dans les films qui jalonnent sa carrière. Son physique rondouillard l'interdisant de jouer les jeunes premiers, il campe le plus souvent le Français moyen, timide, cocu ou amoureux. Mais c'est sans nul doute les prestations de malfrats et de commissaires de police qu'il multiplie déjà. Né en 1919, il a 31 ans lorsqu'il tourne "Sans Laisser d'adresse". Il y excelle, dans un registre attendrissant mais tragique, en mettant en pratique la théorie acquise aux cours d'art dramatique chez Julien Bertheau et Raymond Rouleau puis au Conservatoire auprès de Louis Jouvet. A cette époque, ses compositions les plus marquantes sont graves et noires, comme dans "Quai des Orfèvres" de Clouzot (1947), "Manèges" d'Yves Allégret (1949) ou, plus tard, dans "Les Misérables" de Jean-Paul Le Chanois où il joue Javert. On est loin du Blier transformé par Georges Lautner qui, dans les années 1960, devait faire de l'acteur une superstar comique avec l'inoubliable Raoul Volfoni - sournois, malfaisant, maladroit et le plus souvent ridicule - dans "Les Tontons flingueurs" en 1963 puis l'espion italien Cafarelli déguisé en ecclésiastique dans "Les Barbouzes" l'années suivante. Devenu pillier de l'audiarderie et un acteur incontournable de la comédie, il aura l'occasion de retrouver Louis de Funès dans deux comédies en jouant - encore ! - des commissaires de police. Ce seront "Le Grand restaurant" de Jacques Besnard (1966) et l'excellent "Jo" de Jean Girault (1971).

 

AA

De Funès et Blier réunis dans "Le Grand Restaurant" et "Jo"

 

AAAA S'il s'agit d'un film complètement oublié du grand public aujourd'hui, qui doit partiellement sa réédition en DVD à la présence de Louis de Funès, "Sans Laisser d'adresse" est un film qui a admirablement marché à sa sortie, en janvier 1951, et qui a marqué la carrière de Bernard Blier. En effet, pour s'imprégner de son rôle, Bernard Blier apprend à conduire un taxi Renault de la société Métropole, bavarde avec différents chauffeurs et va même jusqu'à participer à une réunion syndicale où il peut juger la solidarité qui règne au sein de cette corporation. Son immersion dans ce milieu professionnel s'avéra payante. Elle lui valut une popularité accrue, une carte d'honneur du syndicat des "cochers chauffeurs" qu'il conserva longtemps en guise de porte-bonheur. Avec fierté, il devait reconnaître, bien des années après : "Depuis le tournage, tous les chauffeurs de taxi m'ont adopté, ils me crient Bonjour ! quand ils me voient au volant de ma voiture, et j'ai gagné leur sympathie. Ils m'ont appris des tas de choses : non seulement de bonnes adresses de bistrots (je suis toujours gourmand) mais encore comment on chargeait un client qui ne plait pas en lui faisant rater son rendez-vous et comment on pouvait brûler les signaux pour aller plus vite".

 

AA

De gauche à droite : Bernard Blier aux débuts des années 1950 ; tract promotionnel allemand de "Sans Laisser d'adresse" ; Bernard Blier dans "Les Tontons flingueurs" de Georges Lautner avec Lino Ventura. dans la seconde partie de sa carrière, où il campe brillamment des rôles plus amusants et légers.

 

AAAA Dans la biographie de Jean-Paul Le Chanois, Le Temps des Cerises, est publié une interview de Bernard Blier à propos de Sans Laisser d'adresse. "C'est un très bon film qui raconte une histoire simple et charmante. Humaine parce que vraie dans la vie de tous les jours. Autour d'un type exemplaire du paysage parisien : le chauffeur de taxi. Personnage dans lequel je me suis coulé avec bonheur après avoir appris à conduire un G7, bavardé avec de chauffeurs et participé à des réunions syndicales. Jean-Paul Le Chanois a fait aussi un pari audacieux ; celui de montrer Paris la nuit. N'oubliez pas à l'époque : le tournage dans les rues encombrées, la pellicule noir et blanc beaucoup moins sensible qu'aujourd'hui, nécessitant un éclairage lourd…Et tout cela fonctionne convenablement. Et dans la joie. Pensez que j'avais à transporter Carette à qui je devais raconter longuement l'histoire d'un autre client qui s'était suicidé dans mon taxi. J'ai failli ne pas y arriver car tout le monde pouffait - moi le premier - aux mimiques que je suivais dans le rétroviseur et aux intonations de Julien qui se contentait de hocher la tête ou de soupirer. N'oubliez pas non plus que le film comportait quantité de petits rôles dont certains interprètes, je pense à De Funès, sont devenus célèbres."

 

Une petite scène avec Louis de Funès

AAAA S'il a marqué la carrière de Bernard Blier, "Sans Laisser d'adresse" n'a pas laissé à Louis de Funès un souvenir impérissable. Onzième et dernier film tourné par l'acteur en 1950, son séjour dans les studios n'a pas duré plus de deux jours. Il joue un futur père de famille, nerveux bien entendu, qui attend l'arrivée d'une sage femme pour apprendre une heureuse nouvelle. Il s'agit de la première confrontation devant les caméras de De Funès et de Blier. Preuve que leur rencontre n'a probablement pas été mauvaise, les deux comédiens se retrouveront l'année suivante dans une scène de "Agence Matrimoniale" réalisé par le même Jean-Paul Le Chanois. Bien que courte, les cinéphiles notent toutefois l'apparition de ce comédien aguerri que l'on remarque immédiatement. Ce rôle mineur donne raison au comédien Dominique Zardi qui revendiquait que "beaucoup de gens ont considéré de Funès comme un voleur de rôles car, dès qu'il apparaissait à l'écran, c'était fini, il emportait tout et on ne voyait que lui !" Et effectivement, aux côtés des comédiens Albert Michel et Michel Etcheverry, de Funès n'hésite pas à confectionner quelques mimiques qui attirent l'attention. Il lit nerveusement un journal pour la quatrième fois, agite continuellement sa main droite, joue quelques instants avec ses yeux pour mieux traduire l'angoisse et l'impatience de son personnage. Enfin, il est à l'origine de l'unique gag de la scène en annonçant aux autres patients dans la salle : "Je connais une dame ; c'est la soeur de la belle-soeur d'une cousine de ma femme, nous sommes parents pour ainsi dire... ; eh bien elle est devenue sourde à son premier accouchement !"

 

Louis de Funès en compagnie d'Albert Michel, Michel Etcheverry et Bernard Blier

AI

AI

 

Un succès mérité

AAAA Couronné de l'Ours d'Or du festival de Berlin 1951, le film de Le Chanois remporta un succès considérable et fit le tour du monde. Si Sans laisser d'adresse surprit agréablement en Europe, il fut également le grand succès français pour l'année 1951 aux Etats Unis. "Toutes les critiques new yorkaises du film acclament cette production étonnamment émouvante " proclamait le New York Times du 26 décembre 1951. Le réalisateur Gregory Ratoff acheta les droits du film et mit en scène un remake à New York. En outre, la critique de Jacques Krier fut sans appel : "Jamais en France, depuis Renoir et "Le point du jour" on avait osé abordé la réalité avec cette franchise". Dans son autobiographie, Jean-Paul Le Chanois se rappelait : "le film est aussi passé en Chine, j'avais reçu les affiches chinoises représentant Bernard Blier et Danièle Delorme avec les yeux bridés…voilà pour la vie de cette petite famille française reconnue comme telle, mais dans laquelle la famille russe s'est reconnue de même que la famille américaine… cette famille française était devenue une sorte de famille universelle"

AAAA Des années après la sortie du film, Roman Polanski raconta qu'il avait découvert Sans Laisser d'adresse à l'Ecole des Beaux-Arts de Lotz. Plus tard, un plan de la capitale dans les mains, il aurait refait avec émotion le même trajet que le taxi de Blier jadis. Loin de se laisser griser par le chant des sirènes, Blier et de Funès eurent néanmoins l'occasion - à leurs échelles respectives - d'apprécier ce joli succès avant de retourner en studio pour de nouvelles aventures.

 

- BINH N'GUYEN Trong, GARBARZ Franck, Paris au cinéma, Paris, Parigramme, 2003.

- DELORME Danièle, Demain tout commence, Paris, Laffont, 2008.

- DICALE Bertrand, Louis de Funès, grimaces et gloire, Paris, Bernard Grasset, 2009.

- GUERAND Jean-Philippe, Bernard Blier : un homme façon puzzle, Paris Robert Laffont, 2009.

- LE CHANOIS Jean-Paul, Le Temps des Cerises, Paris, Actes Sud, 1996.

- VERLANT Gilles (dir.), "Bernard Blier" in L'Encyclopédie de l'Humour français, Paris, Hors collection, 2002, p.225-226.

 

Haut de page / Retour au sommaires des chroniques / Retour à l'index